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Ce desideratum consistait à se procurer une femelle du roi des gobe-mouches pour en faire don au Muséum de Paris, aux collections duquel manquait cet intéressant dentirostre. La volonté, l’énergie, la patience du jeune homme étaient appliquées à la recherche de l’oiseau en question ; toutes ses facultés convergeaient vers ce but unique, qui, s’il parvenait à l’atteindre, nous disait-il confidentiellement, le placerait très-haut dans l’estime des ornithologistes et des gens compétents[1].

Le roi et la reine des gobe-mouches.

Pendant que nos compagnons s’occupaient ou se distrayaient à leur guise, j’étudiais à ma manière les effets d’ombre et de lumière sur le paysage ; je dépeçais des fleurs, je disséquais des feuilles, j’essayais de noter le chant des oiseaux et le murmure de la brise, je suivais l’œil à travers l’espace, les cirro-cumuli ou balles de coton, ces nuages légers qui, pareils aux colombes de Dante, volan par l’aer dal volar portate. Au milieu de ces soins divers le temps fuyait à tire d’aile. Le champ des découvertes que nous laissions en friche, se couvrait insensiblement de folles herbes et de chardons sans que notre amour-propre s’en émût ou que notre tranquillité en fût troublée. Manger du mieux que nous pouvions, dormir le plus profondément possible, arriver à Sarayacu dans le plus bref délai, telles étaient nos préoccupations ; j’ajouterai qu’elles étaient les seules.

De pareils aveux sont rares chez les voyageurs, toujours portés à amplifier leurs faits et gestes et à tailler de leurs propres mains le marbre de leur statue. Aussi nous plaisons-nous à croire que le lecteur, si par hasard nous avions un jour des torts envers lui, voudra bien nous les pardonner en faveur de notre franchise.

Les Antis étaient revenus de leur excursion dans la gorge de Sabeti, apportant comme ils l’avaient promis des provisions plus solides que d’habitude. Ces provisions consistaient en une moitié de pécari d’un fumet pestilent, des coloquintes douces, des bananes et des racines. À peine étaient-ils de retour que nos compagnons prirent le large. En ce moment, je me trouvais au seuil d’une forêt qui bordait le fond de la plage, en train de convoiter certaines siliques, que ne pouvant atteindre, je déclarais, comme le renard de la fable, trop insignifiantes pour m’en occuper plus longtemps. J’entendis le signal du départ et j’accourus à toutes jambes. Ma pirogue était gardée par un seul rameur. Le pilote qui la guidait depuis Quimariato, mu par cet attrait de la nouveauté et ce besoin de changement qui caractérisent l’homme à l’état de nature, l’avait abandonnée pour prendre place dans l’embarcation d’un des nôtres. Réclamer contre cette infraction à l’ordre établi eût été folie ; demander à mon rameur des explications sur le procédé peu civil de son camarade eût été perdre son temps. D’ailleurs j’eusse été assez embarrassé de faire valoir mes droits dans la langue de ce sauvage, jeune gars de quinze à seize ans, qui me considérait d’un air ébahi ; j’entrai donc dans l’embarcation et m’assis sans mot dire le visage tourné vers la proue, laissant l’Antis remplir par intérim l’office de pilote et s’accroupir derrière moi. Nous partîmes. Le gros de la troupe avait sur nous une avance de deux cents pas. Pendant une heure tout alla pour le mieux. Mon Indien maniait dextrement la pagaye et traversa quelques rapides de façon à s’attirer mon estime. Déjà je commençais à me faire à la situation et à trouver déraisonnable l’adjonction de plusieurs rameurs, quand le concours

  1. Au lecteur que pourraient intéresser ces sortes de recherches, nous dirons à l’avance, que ce fut seulement dans les plaines du Sacrement que notre aide naturaliste put se procurer, par l’entremise des néophytes de la mission de Sarayacu, une reine des gobe-mouches, petit oiseau, dont le plumage terne, jurait fort à côté de la splendide livrée de son royal époux. On nous saura peut-être gré d’avoir dessiné sur nature et réuni sur la même branche ce couple emplumé, fort rare dans les musées d’Europe et les collections particulières.