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pour les berges, un vert sombre pour les forêts, étaient les seules couleurs employées par le grand artiste. En toute autre circonstance nous eussions désapprouvé peut-être ce parcimonieux emploi des ressources de la palette, mais ici, il nous parut ajouter au caractère de l’ensemble ; le regard n’étant pas distrait par la diversité des tons et le chatoiement des nuances, appréciait mieux à leur juste valeur la fermeté des premiers plans, le développement harmonieux des lignes de la perspective et la splendeur des fonds éclatants de lumière.

Porte de Tunkini.

Démesurément élargie depuis sa sortie de la gorge de Tunkini, la rivière à cette heure, roulait la masse de ses eaux avec la majesté d’un fleuve en état de porter des vaisseaux de guerre. Curieux de juger de sa profondeur, nous filâmes le plomb de sonde. Cette opération six fois répétée à dix minutes d’intervalle, nous donna pour résultat une moyenne de trois brasses. C’était plus d’eau qu’il n’en fallait pour faire flotter nos nacelles ; en outre, le calme de la vaste nappe, la tranquillité de son cours, presque insensible à l’œil, éloignaient si bien toute idée de danger, que l’espoir d’achever sans encombre un voyage commencé sous de fâcheux auspices, teignit subitement de rose l’humeur de nos compagnons. Les chefs des commissions-unies échangèrent une grimace souriante, comme si l’heureuse influence des lieux tempérait déjà leur haine mutuelle. Ce sourire équivoque que je surpris, me fit croire à la possibilité d’un raccommodement entre nos deux rivaux ; mais cette illusion fut de courte durée. Nous n’avions pas fait une lieue que la rivière se rétrécit considérablement. Des rochers émergèrent à sa surface et, opposant une digue au courant, déterminèrent une suite non interrompue de ces affreux rapides dont nous nous étions crus libérés pour toujours. Presque au même instant des bras détachés de la chaîne des Andes d’Avisca se dirigeant à l’est-sud-est, dessinèrent au-dessus des forêts leurs masses bleuâtres. Comme nous cheminions entre le nord-nord-est et le nord-nord-ouest, nous n’avions pas à craindre pour nos pirogues le voisinage de ces formations minérales, mais leur apparition, non moins que celle des rapides, avaient suffi pour jeter un crêpe sur notre gaieté et détruire avec l’idée que nous caressions d’une navigation désormais sans périls, la probabilité d’une réconciliation entre les deux chefs ennemis. Au demi sourire qui pendant un instant avait déridé leurs physionomies, venait de succéder cet air maussade et refrogné, que, depuis notre départ de Chahuaris, chacun d’eux gardait jusque dans son sommeil.

Paul Marcoy

(La suite à la prochaine livraison.)