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de ce monde ; mais ce mépris des saintes lois de la fraternité devait être bientôt puni. La Providence avait l’œil sur nous. Pendant que nous faisions des cabrioles sur le sable, narguant la misère présente et sans souci des maux futurs, la Justice et la Vengeance divines préparaient déjà, celle-ci sa torche, celle-là sa balance et son glaive, et comme dans le tableau de Prud’hon, n’attendaient que la nuit pour nous prendre aux cheveux et châtier notre insensibilité d’une façon terrible.

Le capitaine de frégate.

Les bagages retirés des embarcations avaient été transportés sur la plage où nous les étalâmes pour les sécher. Le capitaine de frégate et le lieutenant n’ayant plus rien à étaler, se tenaient à l’écart silencieux et mornes. Mus par une même pensée, l’aide naturaliste et moi, nous fîmes choix parmi les diverses pièces de notre défroque, des vêtements que nous jugions devoir être utiles à nos malheureux compagnons et nous les leur remîmes. Ces dons faits de notre part avec un complet abandon, furent acceptés de la leur avec une entière franchise. Ému par le tableau de cette infortune, le chef de la commission française voulut coopérer à notre œuvre pie, et pour ménager la susceptibilité chatouilleuse de son rival, remit en cachette à l’aide naturaliste un double bonnet de coton que celui-ci coupa par le milieu, et dont il fit deux serre-tête. Le lieutenant mis en possession de ce couvre-chef, qui lui rappelait, nous dit-il, le chulio ou bonnet phrygien importé jadis du pays d’Anahuac, par son aïeul Manco Capac, le plaça sur sa tête. Quant au commandant, soit qu’il eût deviné de quelle malle à linge provenait ce bonnet, soit qu’il fût choqué de sa forme pyramidale, il refusa de s’en coiffer malgré mes plus vives instances. Je dus renoncer au plaisir que je m’étais promis de faire le portrait du chef de la commission péruvienne orné de ce remarquable appendice qui devait ajouter vingt pouces à sa haute taille. Toutefois pour utiliser ce bonnet qu’il consentit à accepter, il y pratiqua quatre trous, y attacha quatre ficelles et s’en servit durant le reste du voyage comme d’un cabas dans lequel il garda ses bananes, ses arachides et autres provisions de bouche.

Les émotions cruelles de la journée ne tardèrent pas à réagir sur nos estomacs, comme chacun put en juger par les tiraillements de ce viscère. Ce fut avec un plaisir voisin de la volupté que nous accueillîmes le ragoût de viande de tapir et de bananes vertes, qu’on nous servit à titre de souper.

La nuit étant venue sur ces entrefaites, chacun élut domicile où bon lui sembla et dressa sa couche comme il l’entendit. Le commandant et l’alferez restés sans pellons et sans couvertures, s’allongèrent fraternellement côte à côte sur un tapis de roseaux verts. Une heure après tout le monde était endormi.

L’alferez de frégate faisant fonctions de lieutenant.

Vers minuit, nous fûmes réveillés en sursaut par un coup de tonnerre. Chacun se mit sur son séant, interrogeant les alentours d’un œil effaré.

Une tempête se préparait ; le ciel était d’un noir opaque ; de fulgurants éclairs l’illuminaient à temps égaux, ouvrant sur la rivière et sur la plage des perspectives fantastiques. Bientôt des bouffées de vent passèrent sur les forêts, ployant et secouant leurs arbres qui craquèrent avec un bruit sinistre ; une pluie torrentielle commença de tomber et dura toute la nuit sans interruption. À l’aube, nous nous regardâmes d’un air piteux ; nous étions livides et nos dents claquaient comme dans un accès de fièvre. Vers huit heures, les nuages se dissipèrent et le soleil vint nous sourire, mais sans que sa chaleur pût nous ranimer. L’air était froid et sonore ; le sol, jonché de branchages hachés menu par l’ouragan, avait déjà bu l’eau du ciel ; du grand déluge de la nuit, il ne restait, au bout des herbes et des feuilles, que des gouttelettes