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sitions de couleur qu’offrait à cet endroit le paysage, sinistrement éclairé par la blancheur de l’eau, nous vîmes la pirogue de la commission péruvienne ralentir sa marche malgré l’effort combiné des rameurs, s’arrêter, tourner sur elle-même, comme si elle eût hésité entre plusieurs courants contraires, puis attirée par le plus violent d’entre eux, partir avec la rapidité d’une flèche en décrivant une courbe qui devait la rapprocher du bord. La situation nous parut critique, mais nous n’en comprîmes l’extrême gravité qu’en voyant les sauvages mettre à profit l’instant rapide où l’embarcation passa près du rivage pour se jeter à l’eau et gagner le bord à la nage. Derrière eux s’élancèrent le capitaine de frégate et son lieutenant. Resté seul, le moine se leva, étendit les bras et parut vouloir suivre ses compagnons, mais ses forces le trahirent ; il retomba dans la pirogue que le courant emporta au milieu du rapide où, remplie par les lames, elle disparut aussitôt.

Il y eut un moment d’épouvante et de stupeur durant lequel chacun de nous, comme s’il eût été frappé de la foudre, sembla craindre d’élever la voix. Les émotions violentes sont de courte durée ; un peu de calme rentra bientôt dans les esprits.

Quelques-uns hasardèrent tout bas une réflexion sur le malheur qui venait d’arriver, puis d’autres en parlèrent tout haut et certains se félicitèrent de l’idée qu’ils avaient eue de suivre à pied la rive au lieu de s’embarquer sur la rivière. L’égoïsme et l’indifférence réagissaient sur le premier élan du cœur, en attendant que l’oubli, ce second linceul des morts, s’étendît sur le pauvre moine.

Fray Bobo et ses aides.

Nous rejoignîmes le capitaine de frégate et le lieutenant qui s’étaient déshabillés et faisaient sécher au soleil leurs vêtements qu’ils venaient de tordre. La pirogue, en sombrant avec notre aumônier, avait entraîné au fond de l’eau tout ce qu’ils possédaient, depuis leur uniforme brodé d’or jusqu’à leurs chaussettes. Comme le vaincu de Pavie, le commandant de frégate eût pu dire avec un légitime orgueil : « Tout est perdu, fors l’honneur. » De sa splendeur passée, il ne lui restait à cette heure qu’un couvre-chef en laine de vigogne, retroussé par les bords à l’instar d’un chapeau chinois, un spencer-chemise en flanelle verte, qui ne dissimulait qu’imparfaitement la maigreur de son torse, un pantalon dont les sous-pieds avaient été arrachés violemment et des chaussures éculées. Un poncho de voyage qu’il avait sur le dos au moment du sinistre, et dans lequel il se drapait comme dans un pallium, donnait à sa misère un certain air de majesté. Le costume du lieutenant, comme on en peut juger par le dessin que nous en fîmes deux heures après le naufrage, était de ceux que le crayon traduit plus fidèlement que la plume. Un singe roux, ateles