Page:Le Tour du monde - 09.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment par le mot embarque, fut poussé par nos compagnons. Je saisis d’une main ma botte de balisiers, de l’autre ma bignone odorante, et toujours courant j’arrivai sur la plage, où je n’eus que le temps de me jeter dans ma pirogue qui reprit aussitôt le large. À peine installé, je m’empressai de tailler mon crayon et d’étaler mes plantes, pour faire de chacune d’elles un dessin et une description aussi fidèles que possible. Comme je me mettais à l’œuvre, nous arrivions dans les rapides de Chimiato. L’Antis qui manœuvrait notre pirogue et s’amusait à regarder par-dessus mon épaule les hachures que je faisais, ne put éviter à temps la croupe d’un rocher placé à fleur d’eau. L’embarcation, jetée sur le côté, reçut deux ou trois lames qui m’arrosèrent en entrant et emportèrent en sortant ma moisson odorante. « Ce qui vient par la flûte s’en retourne par le tambour, » me dis-je en voyant ma bignone et mes musacées se débattre dans le courant, qui les entraîna loin du bord où elles avaient pris naissance. Dans l’impossibilité de m’occuper de botanique, je retirai mes vêtements pour les sécher, ne gardant sur moi que le plus intime, celui que feu l’abbé Delille, de pudique mémoire, n’eût jamais osé désigner sans l’aide d’une périphrase.

De Pachiri à l’embouchure de la rivière Yaviro, où se borna l’étape de notre journée, nous relevâmes cinq affluents de piètre mine, mais auxquels dix-neuf rapides, situés dans leur voisinage plus ou moins immédiat, donnaient une importance que chacun de nous put apprécier à différents degrés. Notre premier soin, en arrivant sur la plage de Yaviro, fut de constater que cet affluent de droite du Quillabamba-Santa-Ana est d’une largeur d’environ quinze mètres à son embouchure, et que la partie visible de son lit se dirige au sud-sud-ouest. Nous sûmes en outre, par nos rameurs, qu’il prend sa source à Inahui, au même endroit que la rivière de Chapo, que nous avions relevée à Umiripanco, le troisième jour du voyage. Onze cours d’eau, nés dans le delta que forment ces deux rivières en se joignant par leur source commune, viennent porter leur tribut au Quillabamba-Santa-Ana.

Rapides de Mantalo.

Ce relevé géographique, assez insignifiant, comme on peut en juger, et la trouvaille que nous fîmes aux alentours du campement de cadavres de tapirs et de singes, blessés mortellement par les flèches des sauvages, et qui étaient venus au bord de l’eau pour étancher leur soif avant de mourir, ces incidents signalèrent notre séjour d’une soirée et d’une nuit sur la plage de Yaviro, où nous soupâmes de racines et où nous dormîmes seulement quelques heures, une pluie fine et continue étant venue interrompre notre sommeil. L’aurore nous trouva tout refroidis, avec la tête lourde, les articulations brisées, un besoin d’éternuer à chaque minute et une tendance très-prononcée à fondre en eau comme Biblis. À ces diagnostics, chacun reconnut qu’il était victime d’un coryza, et faute de sudorifiques pour le combattre, s’en remit à la Providence du soin de l’en débarrasser.

À huit heures un quart très-précises, comme en fait foi le livre de rumbs ouvert devant moi et que je consulte des yeux, nous quittions Yaviro et reprenions le large. Le temps était sombre. Des perroquets et des perruches, perchés à la cime des arbres, se dérobaient à l”œil par la couleur de leur plumage, mais déchiraient l’oreille par leurs croassements ; des nuées d’hirondelles tourbillonnaient autour de nous. Nos pirogues, entraînées par un courant furieux, se rapprochaient de plus en plus des rapides de Yaviro, que les sauvages nous avaient vantés à l’avance comme des merveilles du genre. Au débouquement d’une langue de terre, l’espace s’ouvrit devant nous, et trois bandes d’écume, sur lesquelles tranchaient les têtes de gros rochers noirs, apparurent nettement dans la perspective. Ce tableau valait bien un regard sans doute, mais il eût été dangereux de s’arrêter à