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si avec ce coup d’œil du sauvage qui voit tout sans avoir l’air de rien regarder, il s’aperçut que sa demeure avait été mise au pillage, je dois dire à sa louange que, non-seulement il n’en fit rien paraître, mais qu’il sourit assez agréablement à la ronde et poussa la magnanimité jusqu’à donner une poignée de main à l’Antis de Chigalosigri, qui portait encore, roulé sous son bras, le cuir de tapir que celui-ci lui avait dérobé. Au reste et comme c’est entre sauvages une vieille habitude de se piller les uns les autres, je pensai que notre hôte, à la première visite qu’il ferait à ses bons amis de Chigalosigri, se récupérerait de ses pertes en ne laissant rien sous leur toit.

Par une attention délicate à laquelle nous applaudîmes, les nouveaux venus nous abandonnèrent l’entière possession de leurs ajoupas et allèrent, en compagnie de nos rameurs, camper sur la plage autour d’un grand feu. Nous les entendîmes rire et caqueter jusqu’à ce que le sommeil vînt fermer à la fois nos yeux et nos oreilles. La nuit que nous passâmes étendus à terre sous les toits de chaume de Manugali, fut la plus voluptueuse que nous eussions passée depuis notre départ.

Ajoupas de Manugali.

Le lendemain nous nous réveillâmes frais et dispos. Notre premier soin fut d’aller revoir nos embarcations afin de nous assurer si elles étaient toujours à la même place. Nos malles et nos caisses qu’il nous prit fantaisie d’ouvrir et de visiter, étaient capitonnées à l’intérieur d’une ouate bleuâtre produite par la moisissure. Le linge qu’elles renfermaient se trouvait en piteux état. Nous résolûmes de consacrer une journée à le sécher. Chacun retira sa défroque du récipient dans lequel elle était en train de pourrir et en étala les diverses pièces au grand air. Pendant tout le jour, vestes, pantalons et chemises, voire les caleçons et les serre-têtes, étendus sur des pierres ou suspendus à des ficelles, se raccourcirent au soleil ou se balancèrent au gré du vent. Chaque propriétaire assis à deux pas de sa garde-robe, eut constamment les yeux sur elle, de crainte que quelque sauvage épris de nos modes d’Europe, ne s’habillât à ses dépens. Le soir venu les malles furent refermées et replacées sur les radeaux, puis nous soupâmes chichement comme d’habitude et nous nous endormîmes dans l’attente du lendemain.

Un jour radieux vint éclairer notre départ. La dette de reconnaissance contractée envers les Antis de Manugali, fut acquittée par nous au moyen de boutons de cuivre et d’une clef rouillée dont le cadenas avait été perdu. L’industrieux aborigène devait, par voie de frottement, faire un harpon de cette clef. Comme nous nous dirigions vers nos pirogues, Simuco et son frère suivis de leurs femmes, vinrent prendre congé de nous. « Le temps qu’ils avaient passé en notre compagnie, si court qu’il eût été, leur avait suffi pour apprécier nos qualités diverses et quelques jours de plus n’eussent rien ajouté aux sentiments affectueux qu’ils nous avaient voués. » Ce petit speech, débité tout d’une haleine par Simuco à notre cholo polyglotte qui nous le traduisit tant bien que mal, prouvait que cet héroïque sauvage commençait à se rebuter des cascades et des rapides et désirait revoir la gorge de Chiruntia où s’élevait son ajoupa. Ce désir était trop naturel pour que nous élevassions la moindre objection à son sujet. Nous reçûmes donc les adieux du jeune homme et lui fîmes les nôtres, et comme il nous tendait sa main, la paume en l’air et paraissait compter sur un pourboire, nous serrâmes cette main valeureuse, mais sans y mettre rien dedans.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)