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représenter à leur hôte qu’il manquait à la foi jurée, prirent un tison au foyer, mirent le feu à la cabane, assommèrent une moitié de la famille, percèrent de flèches l’autre moitié, reprirent leur hache, et emmenèrent triomphalement la fillette, que Simuco adjoignit à une première femme qu’il avait déjà.

Ce beau fait d’armes, digne du temps où les Romains enlevaient des Sabines, élevait le Simuco aux proportions d’un héros épique. Désireux de mettre sous les yeux de mes concitoyens le portrait de ce garçon célèbre, je le priai de poser quelques minutes devant moi, ce qu’il fit de très-bonne grâce. Je reconnus cet acte de complaisance par le don de quatre grelots que Simuco répartit sur-le-champ entre ses odalisques, lesquelles, après s’être diverties un moment à les faire sonner, les attachèrent à un de leurs colliers de graines.

Chemin faisant, nous relevâmes à notre droite les petites rivières du Santuatu et de Casungatiari, auxquelles nous n’eussions pas fait attention, si des rapides, placés devant leur embouchure et portant le même nom qu’elles, ne leur eussent donné une importance relative. Dans le premier de ces rapides, une de nos pirogues fut remplie par les lames ; dans le second, quelques caissons, négligemment assujettis sur les radeaux, glissèrent et disparurent dans la rivière.

La cascade de Camunsianari, que nous franchîmes un peu plus brusquement que nous ne l’aurions désiré, nous procura l’avantage de joindre un bain complet aux douches partielles de la journée. À Cominpini, un point ignoré du désert, mais remarquable par une succession d’effroyables rapides dont les lames enchevêtrées s’élevaient, s’abaissaient et dansaient en place, comme si un foyer d’enfer placé au-dessous d’elles les eût mises en ébullition, l’Antis Simuco, qui avait attaché sa pirogue au radeau que montait son frère et se tenait debout à ses côtés, prêt à l’aider si besoin était, exécuta sous nos yeux un véritable tour de force. Au moment où le radeau, remorquant la pirogue et les deux femmes accroupies, passait entre les pierres, l’œil perçant du sauvage découvrit au milieu du remou des vagues un sabalo (Salmo Andensis) qui remontait le courant. Se baisser, prendre son arc, y placer une flèche, ajuster le poisson et le percer d’outre en outre, cela fut fait avec une telle rapidité, que, si c’eût été la nuit, on eût pu tout voir à la lueur d’un seul éclair. Sans le danger qui m’entourait et me conseillait la prudence, je me fusse levé, j’eusse battu des mains et crié bis, tant le Simuco fut superbe de brio et de verve artistique, avec sa chevelure au vent, son sac gonflé par la rapidité de la marche et fouettant l’air derrière lui. Quelques minutes après, nous atteignions un plan moins incliné ; pirogues et radeaux ralentissaient leur fuite, et le sabalo, qu’on voyait de loin flotter comme une bouée avec la flèche du sauvage au travers du corps, venait passer près des embarcations où Simuco l’attirait à lui à l’aide d’une perche, et le remettait à ses femmes pour en faire une bouillabaisse.

À peine échappés aux rapides de Cominpini, nous tombions dans ceux de Quitini, dont les vagues nous aspergeaient au passage. Bien qu’il fût à peine quatre heures de l’après-midi, la journée avait été si bien remplie, cinq cascades et seize rapides que nous avions eu à franchir avaient tellement fatigué nos hommes, qu’une halte fut résolue. Nous abordâmes devant la plage de Quitini, aussi mouillés que nos bagages. Cette plage, jonchée de blocs de grès qui affectaient toutes les figures géométriques, depuis le cube jusqu’au polyèdre, offrait peu de commodités pour un campement, mais aucun de nous ne s’avisa d’en faire la remarque. Depuis sept jours que nous étions en route, nous n’avions eu d’autre matelas que des pierres, et nos reins commençaient à se faire à leur dureté : en toutes choses, il n’y a que le premier pas qui coûte. Certains d’entre nous, qu’au début du voyage le pli d’une feuille de rose dans des draps de fine batiste eût meurtris comme au sybarite, dormaient admirablement à cette heure avec six pierres pour couchette et un pavé pour oreiller.

À peine débarqués sur la plage de Quitini, nous reçûmes la visite de quelques Antis armés d’arcs et de flèches et suivis de chiens bariolés. Ces naturels habitaient l’intérieur de la petite rivière de Quitini, qui coulait à cent pas de là ; ils étaient venus prendre des nouvelles d’un couple Antis de leurs amis, dont la femme était récemment accouchée. La demeure de ces derniers se trouvait derrière quelques arbres, à l’extrémité de la plage, et de l’endroit où nous étions on découvrait son toit de chaume. Nos visiteurs, ainsi qu’ils nous l’apprirent, étaient en relations d’affaires avec les habitants des vallées de Huarancalqui et de Yanama, limitrophes de celle de Santa-Ana. Une courte distance en ligne droite séparait le village d’Echarati des sources de la rivière de Quitini, que le Quillabamba-Santa-Ana reçoit divisée en trois bras. Ainsi il eût suffi aux habitants d’Echarati de creuser un viaduc de six lieues dans la montagne Urusayhua pour se mettre en rapport avec les Antis de Quitini, tandis qu’en suivant, pour aller chez eux, le chemin que nous avions pris, ces mêmes habitants avaient à faire quarante-deux lieues de rivière, quatorze cascades à franchir, soixante-huit rapides à traverser, et deux chances sur trois de ne pas arriver au terme du voyage.

Quelque instructive et variée que pût être la conversation des nouveaux venus, nous n’y prêtâmes qu’une attention distraite, les besoins de l’estomac l’emportant chez nous en ce moment sur ceux de l’esprit. En colligeant les reliefs du souper de la veille, nous reconnûmes avec un étonnement douloureux qu’il s’en fallait de beaucoup qu’ils pussent suffire à contenter toutes les bouches déjà béantes autour de nous. Heureusement, ces mêmes Antis, à qui nous venions de tourner le dos, pensant qu’ils n’avaient à nous offrir, en fait d’aliments, que des dissertations géographiques, tenaient en réserve sous un buisson, garde-manger ordinaire du sauvage en tournée, quelques pattes[1] de bananes et un quartier de pécari fumé, qu’ils échangèrent avec nous contre un mi-

  1. La grappe de fruits du bananier porte le nom de régime. La patte est une de ses divisions ; elle est au régime ce que le ramuscule est au rameau, le grappillon à la grappe.