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réchauffer nous-mêmes. Une chétive distribution d’aliments fut faite à la ronde, et chacun ayant soupé d’une bouchée, alla s’étendre sous son dais de feuillage, qui remplaçait pour lui le ciel d’un lit à défaut de ce lit absent.

Une heure avant l’aube et comme nous dormions encore profondément, les nuages amoncelés pendant la nuit crevèrent brusquement, une averse torrentielle tomba sur nos toits de feuilles et les coucha comme des épis mûrs. Instruit par l’expérience de précédents voyages effectués dans les vallées à l’époque des pluies, je me repliai vivement sur moi-même, de façon à n’offrir et la douche que ma nuque et mon dos. Ainsi disposé, j’attendis la fin de l’averse. Mes compagnons s’étaient levés en sentant tomber sur eux les premières gouttes de pluie, et couraient éperdus au milieu des pierres en poussant des cris d’épervier. Cette manœuvre eut pour effet de faire ruisseler à la fois et en quelques minutes, toutes les faces de leur individu, tandis qu’une des miennes resta jusqu’à la fin à peu près sèche. L’horrible averse dura une partie de la matinée, puis un brillant soleil écartant les nuages, vint sourire ironiquement à notre misère.

Bien qu’au sortir de ce bain prolongé chacun de nous sentît la faim rugir dans ses entrailles, nul ne parla de déjeuner. D’abord la motion eût été superflue, vu que nos provisions délayées par l’eau du ciel, s’étaient transformées en ruisseaux, et que les ruisseaux, comme on sait, courent aux rivières. Ensuite des considérations, plus graves que celles de l’estomac, réclamaient toute notre présence d’esprit. Les cascades de Sirialo, que nous ne pouvions voir encore, mais que nous entendions mugir, nous attendaient prêtes, comme de voraces dragons, à nous engloutir au passage, et l’appréhension de leur voisinage était assez violente pour resserrer l’œsophage des plus affamés d’entre nous.

Plage de Sangobatea.

Nous ne prîmes que le temps de nous secouer comme des caniches au sortir de l’eau et nous nous assîmes dans nos pirogues, qu’un courant rapide porta bientôt sur le théâtre du danger. À cet endroit, la rivière avait un aspect formidable. Une double digue de rochers, espacés entre eux et barrant toute la largeur de son lit, y déterminaient deux cascades de sept à huit pieds de hauteur, sans préjudice de quelques rapides blancs d’écume, et placés en amont et en aval desdites cascades. Pareilles à des oiseaux craintifs, nos embarcations rallièrent la rive. Nous sautâmes à terre. Pendant que nous faisions la route à pied, les pirogues et les radeaux, dirigés au moyen de lianes par nos rameurs nus et plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, accomplissaient le périlleux trajet. Ce passage des écueils de Sirialo, que nous venons de relater en quatre lignes, coûta deux heures de travail et nos gens, obligés qu’ils se virent de décharger et de recharger successivement les embarcations pour les empêcher de couler bas et s’éviter à eux-mêmes l’embarras et la fatigue de transporter par terre les caisses, les caissons et l’attirail du chargement.

À une demi-lieue de Sirialo, nous eûmes à franchir les deux rapides de Saruantariqui et d’Imiriqui, fraternellement liés l’un à l’autre bien que délimités en apparence par de gros rochers noirs pareils et des men-hir celtiques. Ceux de nos compagnons qui parvinrent à traverser sans encombre le premier rapide, acquittèrent un droit de péage en passant le second, ou, pour parler plus clairement, furent imbibés comme des éponges.

Un peu trempés à l’extérieur par le contact des lames, un peu refroidis au dedans par le manque de nourriture, nous arrivâmes en vue d’un site agreste et verdoyant, où le travail de l’homme avait effacé l’œuvre de la nature et remplacé par l’ananas, le coton et la canne à sucre, les broussailles et les buissons. Nos pilotes, sans que nous en eussions donné l’ordre, y conduisirent d’eux--