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pour déguiser le fond de sa pensée. L’excellent jeune homme m’ayant prié de le fixer à cet égard, je lui dis franchement que son honorable patron, jugeant de l’avenir par le présent et bien persuadé que nous devions périr en route, soit par le couteau des cholos, soit par la flèche des sauvages, avait imaginé qu’en détachant un des siens de la troupe et lui faisant prendre un autre chemin, il avait quelque chance de le voir arriver en France pour annoncer à l’Institut, que de cette expédition française, jadis brillante et glorieuse, il ne restait plus qu’un seul homme, écloppé peut-être, mais apportant comme le Grec de Marathon une palme en signe de victoire. Mon pauvre compagnon, sans me demander d’autre explication, s’en alla le cœur gros faire ses apprêts de départ.

De son côté, le chef de la commission péruvienne n’eut pas plutôt appris la décision que prenait son rival, que, mû par cet instinct d’imitation dont sont doués la plupart des bipèdes, il crut devoir en prendre une semblable. Peut-être l’idée de donner à son voyage un peu d’intérêt dramatique, lui vint-elle à l’esprit. Sans perdre de temps, il appela le jeune Cabo que la désertion de ses hommes avait rendu triste, et lui annonça solennellement que l’heure était venue de se séparer. Comme il n’avait à lui confier ni boîte de coléoptères, ni feuilles de papier buvard, il lui remit une copie de l’acte dressé sur la plage, avec ordre de l’apporter au préfet de Cuzco, pour que ce fonctionnaire la transmît à Son Excellence le Président. — « Racontez-lui fidèlement tout ce qui s’est passé, dit-il, et ajoutez que nous sommes ici par la volonté du gouvernement, et que nous n’en sortirons que contraints par la flèche des infidèles ! »

Le moment était venu d’abandonner nos compagnons à leur sort. Une pirogue conduite par deux cholos leur était destinée et devait les ramener ensemble à Chahuaris. Je remis au géographe pour les besoins de son voyage une bouteille d’eau-de-vie de cacao, la seule qui se trouvât dans l’expédition et que j’étais parvenu, non sans peine, à dérober aux perquisitions de nos gens. À ce maigre cadeau, j’ajoutai une poignée de cigares ; puis, comme je lui serrais la main et l’exhortais à patience, l’assurant qu’avant deux mois nous serions réunis, il se jeta dans mes bras et me dit entre deux sanglots, ces paroles dont le sens m’échappe encore à cette heure. « Nous nous sommes trop peu connus ; tout tendait à nous séparer ; mais je crois pourtant que nous aurions fini par nous aimer. »

Site et case de Polohuatini.

Dix minutes après nous étions en route. Sur les trois heures de l’après-midi nous arrivions à Sirialo. Dans le trajet de huit lieues, qui sépare ce dernier point de Coribeni, nous avions traversé onze rapides, et ma pirogue s’était emplie deux fois à couler bas. Mes compagnons n’avaient pas été mieux traités que moi par l’affreuse rivière ; nos malles, nos caissons, soulevés par les lames et jetés contre les rochers, s’étaient entr’ouverts ou brisés dans le choc, et des objets qu’ils contenaient, une partie était perdue et l’autre avariée. Un coup d’œil jeté sur mon livre de rumbs, me donna l’explication de ce désastre. Depuis Coribeni, la direction de la rivière s’était maintenue entre l’ouest sud-ouest, et l’ouest nord-ouest, circonstance qui dénotait une navigation en pleine Cordillère. Nous pouvions être alors à vingt et une lieues de Chahuaris.

Le premier moment de stupeur passé, nous avisâmes à tirer de la situation tout le parti possible. Les uns allèrent ramasser des bûchettes et allumèrent du feu sur la plage ; les autres firent provision de roseaux. Ces roseaux fichés en terre, et rattachés entre eux par leurs longues courroies, devaient nous offrir un abri contre la rosée. Quand ces huttes furent édifiées, opération qui nous prit une demi-heure, nous nous assîmes autour du feu, tant pour sécher nos vêtements que pour nous