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ajoutaient au caractère de la scène, d’un effet bizarre et surnaturel.

Pendant un moment, j’eus le plaisir d’animer seul le paysage, d’aller et de venir en liberté, de songer à mon aise, de rêver à ma fantaisie et sans qu’une voix discordante interrompît mon rêve ou troublât ma méditation. L’aube en blanchissant l’horizon me fit comprendre que ce plaisir touchait à son terme. En ce moment je regrettai de tout mon cœur de n’être pas au temps des fées et de n’avoir pas pour marraine une Urgande quelconque. Je l’eusse priée d’ajourner à huitaine par la vertu de sa baguette, le lever de l’aurore et surtout le réveil de mes compagnons.

Dès que le jour eut paru, les sauvages allongèrent la tête hors de leur sac, passèrent leurs bras par ses deux fentes latérales, et du même coup étirant leurs jambes, n’eurent qu’un bond à faire pour se trouver debout, habillés et prêts à partir. Les commissions-unies mirent un peu plus de temps à se réveiller et à réparer le désordre de leur toilette. Au moment de transporter nos bagages dans nos pirogues, nous constatâmes avec une surprise mêlée d’épouvante que les fusils et les havresacs des fantassins avaient disparu, et qu’une notable partie des munitions de bouche avait été soustraite. Comme aucun des rebelles ne paraissait sur la plage, nous leur attribuâmes naturellement ce double larcin et pensâmes qu’après l’avoir commis ils s’étaient évadés. De cette découverte découlait la question suivante que chacun de nous s’adressa simultanément du regard : « À quelle heure et comment ce vol audacieux a-t-il été commis ? » En face de la surveillance exercée pendant toute la nuit, il n’y avait qu’une façon logique d’y répondre : c’est que l’un de nous, sentinelle novice, s’était endormi quand il aurait fallu veiller, et que les rebelles avaient dû profiter de l’insensibilité morale et physique de sa personne pour s’emparer des objets à leur convenance. Nos factionnaires, et moi tout le dernier, interrogés à cet égard, jurâmes nos grands dieux que pendant la durée de notre faction nos yeux étaient restés ouverts comme des lucarnes. Les chefs des deux commissions, par cela même qu’ils n’étaient pas très-sûrs d’avoir résisté au sommeil, ne parlaient rien moins que d’ouvrir une enquête et d’appliquer au délinquant les rigueurs de la loi martiale. Notre aumônier Bobo, qui prit la chose au sérieux, les supplia de n’en rien faire, alléguant pieusement que si les cholos s’étaient enfuis après avoir volé nos fusils et nos provisions, c’est que Dieu, qui dirige à son gré les actions des hommes, l’avait voulu ainsi et pas autrement.

Malgré cette philosophie chrétienne, ou peut-être bien à cause d’elle, comme il pouvait prendre fantaisie aux cinq cholos qui nous restaient d’aller rejoindre leurs compagnons, et qu’aucune raison majeure n’empêchait es Antis de s’enfuir aussi, nous résolûmes de frapper un grand coup. En conséquence, une distribution de couteaux, d’hameçons et de miroirs fut faite sur l’heure aux sauvages qui se montrèrent sinon reconnaissants du moins très-joyeux de ces nouveaux dons. Quant aux cholos, nous les alignâmes solennellement sur la plage, et après une allocution touchante destinée à servir de prologue au drame qui s’allait jouer, nous leur demandâmes s’ils consentaient à nous accompagner jusqu’à Sarayacu, mission centrale des plaines du Sacrement, offrant en ce cas de doubler leur salaire et de les recommander plus tard à la générosité du gouvernement. Sur la réponse des cholos qu’ils nous suivraient jusqu’au bout du monde, en admettant que le monde eût un bout, le chef de la commission péruvienne fit signe à son lieutenant d’approcher, et sur le dos de celui-ci transformé en pupitre, il rédigea une prestation de serment que je fus prié de transcrire immédiatement de ma meilleure encre et de ma plume de fer la moins rouillée. Lecture en fut faite ensuite à nos gens qui l’approuvèrent par un signe de tête. Requis d’apposer leur signature au bas de cette pièce, ils déclarèrent ingénument ne savoir signer et se contentèrent d’y tracer d’une main timide le signe du salut. Les deux chefs ayant légalisé cet acte important au moyen de leurs noms, prénoms et qualités, entourés d’un brillant parafe, nous fûmes invités par eux à prendre la plume et à signer à leur exemple, ce que nous fîmes, mais non sans émailler la page d’une douzaine de pâtés.

Dans l’idée que parmi nos lecteurs, il peut se trouver un ethnologue, un philologue, ou même un simple curieux, désireux de juger du libellé d’un acte rédigé par un capitaine de frégate sur le dos de son lieutenant, au milieu d’un désert et dans des circonstances très-critiques, nous nous empressons d’en mettre sous ses yeux la copie exacte. Il va sans dire que nous déclinons à l’avance la responsabilité des fautes de construction grammaticale ou des langueurs de style que pourrait offrir cette pièce historique.

« Yo Antonio Salazar[1], vecino de la mision de Cocabambillas en el valle de Santa-Ana, digo que me comprometo a conducir a los señores *** hasta Sarayacu, empleando con este objeto para que tengan un feliz viage, la posesion que he adquirido de varios idiomas de los Chunchos y cuantos esfuerzos personales sean precisos en union de José Gabriel Anaya qui en asi mismo se ha comprometido para ayudarme, debo recibir de los señores *** cuatrocientos pesos en el mencionado lugar de Sarayacu y a mas queda Obligado el commandante de la espedicion peruana de recomendarme al supremo gobierno para que recompensa mis servicios y a su cumplimiento he prestado el juramento de la religion sobre los santos evangelios en las sagradas manos del reverendo ***, firmando dos de un tenor en la playa de Coribeni. »


Restait à effectuer cette prestation de serment selon la formule indiquée dans l’acte. Fray Bobo tira du caisson vert son aube encore mouillée par les dernières lames des rapides, s’en revêtit, mit l’étole à son cou, suspendit à son bras le manipule et prenant son bréviaire à défaut des saints Évangiles, l’ouvrit et le pré-

  1. Cette prestation de serment fut rédigée au nom d’Antonio Salazar, le plus civilisé des cholos qui nous étaient restés fidèles. À sa prière, on joignit à son nom celui de José Gabriel Anaya, Son voisin de Cocabambillas et son camarade intime.