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pirants emplumés ait mis à coups d’aile et de bec ses rivaux en fuite et soit resté maître des lieux.

C’est cette pantomime amoureuse des coqs de roche, que des voyageurs enthousiastes ont prise pour une valse de Faust, exécutée par ces oiseaux, et que par pur amour du pittoresque, ils leur font danser au sommet d’un tertre, à ciel découvert et en vue des passants. — Dieu nous garde d’un pareil enthousiasme !

L’humeur craintive de ces oiseaux, leurs habitudes solitaires, les retiennent invinciblement au fond des forêts comme nous l’avons dit. Ils semblent fuir l’éclat du jour et ne se hasardent jamais dans le voisinage des endroits habités. C’est dans leurs retraites, plus mystérieuses qu’inaccessibles, que le chasseur doit aller les surprendre. Habituellement on les tire à l’affût. Sans être tout à fait communs, ils sont néanmoins assez répandus dans toutes les vallées du Pérou. Sur quinze ou vingt de ces oiseaux que nous aurons tués dans les différentes excursions que nous avons pu faire en douze années, nous ne comptons qu’une femelle. Leur chair dont nous nous sommes sustenté quelquefois, est insipide, sèche et coriace. Dans la vallée de Santa-Ana, le versant oriental de la montagne Aputinhia, sœur jumelle de l’Urusayhua, paraît être pour les coqs de roche un séjour de prédilection, à cause de ses grands bois pleins de fraîcheur et de silence. Si nous citons ce point de préférence à d’autres, c’est qu’il nous est arrivé, dans une journée de chasse, hélas ! trop bien remplie, de faire passer de vie à trépas cinq de ces beaux oiseaux, crime de lèse-ornithologie que nous ne commettrions plus aujourd’hui.

Quand le temps de la ponte est venu, la femelle du coq de roche fait choix, pour y placer son nid, de la cavité d’un de ces rochers moussus, comme il s’en trouve au bord des petites rivières qui coulent sans bruit au revers oriental des Andes. Dans ce nid grossièrement construit avec des bûchettes, des graminées et quelques flocons de soie végétale enlevée aux bombax, la femelle du tunki pond deux œufs blancs, sphériques, un peu plus gros que ceux du pigeon et qu’elle est seule à couver. Durant les derniers jours de l’incubation où elle n’abandonne pas son nid, le mâle lui apporte sa nourriture. Au sortir de l’œuf, les petits oiseaux sont revêtus d’un duvet brun roussâtre, et les premières plumes qui lui succèdent ont la couleur de celles de la mère. Toutefois sur cette livrée uniforme, on peut observer déjà chez les jeunes mâles quelques taches orangé clair qui les distinguent des femelles.

Maintenant que nous avons dit ce que nous croyions devoir dire, et que nous nous sentons, sinon tout à fait calmes, du moins un peu calmés, rattrapons nos pirogues et nos radeaux qui, pendant que le lecteur parcourait ces lignes, descendaient la rivière à raison de dix mètres par lieue.

Au sortir d’Umiripanco, nous avions côtoyé une île de roseaux, longé un banc de sable, évité quelques grosses pierres, et quand nous nous trouvâmes par le travers de Chapo, ayant fait deux petites lieues, nous avions déjà franchi sept rapides. La journée, comme on voit, promettait d’être bien remplie.

Chapo, situé sur la rive droite du Quillabamba-Santa-Ana, est un point de ralliement, un lieu de halte adopté par les Antis qui y ont élevé deux ajoupas provisoires sous lesquels ils se mettent à l’abri de la pluie, et passent la nuit au besoin quand leur caprice, leurs parties de chasse ou de pêche les conduisent en aval ou en amont de la grande rivière. Un affluent large de cinq à six mètres, issu des derniers versants de la sierra de Huilcanota, entre les vallées de Lares et d’Occobamba, et que recommande à l’attention un charmant bouquet de palmiers qui l’ombrage à son embouchure, se jette à cet endroit dans le Quillabamba-Santa-Ana, après un cours de seize à dix-huit lieues.

Aucune affaire ne nous appelait à Chapo, et nous nous contentâmes de le saluer en passant, après nous être renseignés sur son compte. À une courte distance nous relevâmes à notre gauche le site de Chacamisa parfaitement désert, mais recommandable par la profusion de petits palmiers en train de grandir sur la berge. Vers onze heures, et toujours poussés par l’infernal courant qui ne nous laissait ni repos ni trêve, nous arrivâmes, convenablement aspergés par les vagues d’une douzaine de rapides trouvés en route, devant la plage de Coribeni, ou d’un commun accord nous nous arrêtâmes pour déjeuner.

Ce déjeuner, composé de riz et de viande, eût été semblable au souper de la veille, si depuis la veille, le riz entré en fermentation, n’eût eu le temps de tourner à l’aigre et le fumet de la viande de se changer en puanteur. Un moment nous espérâmes que la quantité de ces aliments nous dédommagerait de leur qualité, mais cet espoir fut de courte durée. Une ration modeste fut délivrée à chacun de nous, et tout en soupirant bien fort, nous mangeâmes mal et très-peu. Nos gens, plus stoïques que nous, s’abstinrent de manger. En recevant leur ration de riz et de viande, ils raillèrent insolemment sur son insuffisance, se la montrèrent en ricanant, et l’ayant flairée d’un air de dégoût, ils la jetèrent par-dessus leur épaule. Après quelques pourparlers à voix basse, ils quittèrent le campement en faisant signe aux Antis de les suivre. Nous les vîmes disparaître dans la direction d’une petite rivière, affluent du Quillabamba-Santa-Ana, qui coupait la plage à cent pas de l’endroit où nous avions fait halte. Sur les berges de ce rio s’élevaient, comme nous le sûmes plus tard, des cahutes d’Indiens Antis.

Après deux heures d’absence, nos gens n’avaient pas encore reparu. Pensant que la journée serait perdue pour le voyage, nous fîmes nos dispositions pour passer la nuit. Ces dispositions consistaient simplement à chercher les endroits de la plage les moins humides et les plus dépourvus de pierres. Les chefs des deux commissions, amoureux de leurs aises, cherchèrent comme nous. Tout en cherchant, ils se faisaient l’un à l’autre des yeux terribles et se lançaient des regards orageux — procellosi oculi. — L’expression de leur physionomie