Page:Le Tour du monde - 09.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourparlers orageux, comme des nuages qui recèlent la foudre, s’échappait de temps en temps un éclat de voix qui arrivait jusqu’à nous et, pareil à l’éclair, nous montrait la situation sous son jour véritable. Une révolte, qui paraissait flotter dans l’air ambiant, obscurcissait notre horizon. À quel moment donné et de quelle façon éclaterait cette révolte, c’est ce qu’aucun de nous ne pouvait prévoir.

Au milieu de cette effervescence des esprits, baril de poudre auquel il ne manquait que l’étincelle, les chefs des commissions-unies qui, depuis notre départ de Chahuaris, éprouvaient un besoin réel de se dire des choses désagréables, virent dans l’attitude hostile de nos gens une occasion de le satisfaire ; le comte de la Blanche-Épine démasqua le premier sa batterie et commença le feu en faisant placer en lieu sûr le reste de nos provisions, et donnant pour prétexte à cette mesure, que chaque balsero péruvien travaillant moins qu’un homme et mangeant comme quatre, il importait, dans l’intérêt général, d’accoutumer son estomac au régime de la simple ration. À cette volée de son adversaire, le commandant de frégate riposta sur-le-champ que lorsqu’on transformait ses nationaux en cormorans et qu’on les employait du matin au soir à pêcher des objets submergés au fond d’une rivière, on devait convenablement les nourrir ; qu’au reste, sans la surcharge de fallacieuses grosses malles et de caissons à peu près vides que la commission française traînait à sa suite pour se donner grand air, la marche du voyage n’eût pas été ralentie à chaque pas par des incidents de tout genre. Cet échange de phrases incendiaires entre les chefs rivaux, dura jusqu’à ce que la nuit eut étendu sur nous ses voiles sombres. Comme la veille, des feux furent allumés sur la plage, et comme la veille, nous nous étendîmes entre les pierres, appelant le sommeil qui devait calmer la trépidation nerveuse dont chacun de nous était agité.

Nos gens fraternellement mêlés aux Antis, passèrent une partie de la nuit à se chauffer et à cuisiner sous nos yeux et dans nos marmites, les provisions que le soir ils avaient volées. Comme le jour allait paraître, cinq balseros prirent la clef des champs, emportant avec eux des sabres, des fusils et des havre-sacs appartenant aux soldats de l’escorte. Restés sans moyen de défense, mais ayant conservé l’usage de leurs yeux et de leurs deux bras, ces soldats pouvaient nous servir de rameurs en remplacement de ceux que nous venions de perdre. Nous leur proposâmes donc de s’armer de la perche et de monter sur les radeaux, proposition qu’ils acceptèrent, mais dont l’effet fut ajourné par eux. Blessés dans leur orgueil et considérant comme un déshonneur d’avoir été dépouillés de leurs armes par des churupacos (pékins), ils ne nous demandèrent que le temps d’en tirer vengeance, jurant qu’avant une heure ils seraient de retour et ramèneraient morts ou vifs les drôles qui avaient osé se frotter à eux. Avant que nous eussions ouvert la bouche pour leur répondre, ils avaient déjà disparu sous bois. Comme voleurs et volés, bourgeois et militaires ne reparurent plus, nous pensâmes que cette double fuite, était le résultat d’un plan conçu pendant la nuit et tout en la déplorant vivement, nous tachâmes de l’oublier.

Il est probable que nous y aurions réussi, si les sauvages, jusque-là spectateurs indifférents de ces débats, n’eussent manifesté à leur tour, l’envie d’aller à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose. Telle du moins, fut notre idée en les voyant rassembler leurs arcs et leurs flèches et passer à leur bras le cabas en coton tissé dans lequel ils mettent leur peigne, leur pot de rouge, leur miroir et leur tabatière. Comme ils se dirigeaient vers les pirogues, les chefs des commissions-unies se précipitèrent au-devant d’eux en les priant de considérer qu’ils avaient reçu à l’avance des haches et des couteaux pour nous conduire jusqu’au pays des Chontaquiros, et que nous abandonner en chemin, comme ils semblaient avoir l’intention de le faire, ce serait tromper notre bonne foi et contrevenir au traité fait en partie double. Dans le trouble de leur esprit, le comte de la Blanche-Épine et le commandant de frégate s’étaient exprimés, l’un en français et l’autre en espagnol. Or, les Antis peu versés dans ces langues et n’ayant rien compris à la harangue dont ils étaient l’objet, éclatèrent de rire au nez des harangueurs. Il y eut un moment de tumulte et de confusion où chacun disputant, opinant, concluant dans sa propre langue, l’antis, le quechua, le castillan et le français, heurtèrent à grand bruit leurs voyelles et leur consonnes. On se fût cru sous les murs de Babel, le jour de la dispersion des travailleurs ; peu à peu le calme se rétablit. Un cholo de la Mission, apte à parler l’idiome des Antis, fut désigné par notre aumônier Fray Bobo pour servir de drogman. Grâce au dialogue qui s’établit entre le drôle et les sauvages, nous eûmes sur notre situation personnelle des renseignements détaillés, mais très-alarmants ; sans le savoir, nous marchions sur un sol miné, qui d’un moment à l’autre pouvait nous engloutir.

D’abord les deux naufrages successifs des radeaux, que nous avions cru l’effet du hasard, étaient le résultat d’un complot formé à l’avance. L’intention des balseros, en les échouant, était de s’approprier les objets qui composaient leur chargement et dont ils avaient offert une moitié aux Antis, si ceux-ci consentaient à les aider dans leur œuvre de rapine.

Ensuite, et c’était là le côté dramatique de la situation, ces mêmes balseros, pour persuader aux sauvages que le pillage de notre bien auquel ils les conviaient, n’était qu’un acte de justice, nous avaient signalé à eux comme des punarunacunas (hommes des plateaux), sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans roi ni Dieu, qui les conduisaient à leur perte. Les aliments que nous leur avions offerts à Mapitunuhuari, et notamment la tranche de jambon, étaient empoisonnés : si les Antis avaient absorbé sans danger la mort-aux-rats que nous leur avions préparée, c’est que leur estomac était doublé et chevillé de cuivre ; mais à la prochaine occasion nous doublerions la dose, et pas un de nos alliés n’en réchapperait.

On comprend l’effet de pareilles insinuations sur l’es-