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dit, sur un des radeaux. Au moment où le désespoir allait s’emparer de nous, l’exclamation joyeuse d’une des vigies nous apprit que quelque chose était en vue. Tous les regards se tournèrent aussitôt dans la direction que le bras de l’homme indiquait. Une masse grise et mouvante apparaissait au fond de la perspective et, poussée par le courant, se rapprochait rapidement de nous. Nous reconnûmes un de nos transports ; mais, à la façon dont il descendait la rivière, nous constatâmes avec une secrète épouvante qu’il était abandonné à lui-même et qu’aucun balsero ne le guidait. Comme il allait passer devant la plage où nous étions tous rassemblés, un cri retentit sur les eaux, et une tête échevelée et ruisselante, qu’on eût pu prendre pour celle d’un monstre marin, mais que nous reconnûmes pour celle d’un Antis, se montra dans le sillage de la machine. À la façon dont l’homme tirait sa coupe, il était facile de deviner qu’un accident quelconque l’avait séparé du radeau et qu’il s’efforçait de le rattraper. Nos cris et nos gestes l’encouragèrent dans cette œuvre. Il redoubla d’efforts, parvint à saisir une des poutrelles de la machine et remonta dessus. À l’aide d’une perche qu’il trouva sous sa main, il put alors la diriger vers le rivage, ou ses camarades l’accueillirent avec transport. Hinpiato, ainsi se nommait l’intrépide chuncho qui venait d’effectuer cette belle manœuvre de sauvetage, reçut nos félicitations d’un air modeste. Au nombre des menus objets par le don desquels nous reconnûmes le service qu’il venait de nous rendre, se trouvait un bouton d’uniforme neuf et luisant qu’il attacha à un fil et passa dans la cloison de ses narines.

La joie que nous éprouvions s’effaça bien vite en remarquant l’état dans lequel se trouvaient nos munitions de bouche placées sur ce radeau : le pain grillé et le biscuit, après avoir trempé toute la nuit dans la rivière, s’étaient ramollis et ressemblaient à de la panade ; le riz était gonflé à crever, le mouton fumé se détachait de l’os comme s’il eût été cuit, et la chair rose de certain jambon, entamé de la veille, offrait une nuance indescriptible de vert, de lilas et de bleu, que nos Parisiens, en coloristes qu’ils étaient, comparaient à celle des noyés qu’on expose au quai de la Morgue.

Pendant que nous déplorions les rigueurs du sort, les radeaux et leurs balseros abordaient au rivage après une absence d’une journée. Ces derniers paraissaient de fort mauvaise humeur. Une distribution d’aliments fut faite à la ronde. Chacun avala goulûment sa portion de pain détrempé et de viande livide, et fit ses dispositions pour passer la nuit. Des feux furent allumés sur la plage ; on amarra solidement les embarcations, et après un échange mutuel de civilités, chacun alla s’étendre entre les pierres dont il avait fait choix.

La nuit que nous passâmes à Mapitunuhuari, fut à peu près semblable à celle que nous avions passée à Chulituqui. La seule différence que nous notâmes, fut dans le nom des plages et le volume de leurs pierres, d’un tiers plus grosses ici que là. Aussitôt levés, nous réunîmes nos pellons et nos couvertures, ficelâmes le tout et rentrâmes dans nos pirogues en donnant l’ordre aux rameurs de pousser au large. Les balseros larguèrent les amarres des radeaux et se préparèrent à nous suivre.

Un large rapide, du nom de Quenquerutiné, que nous trouvâmes à cent toises de la plage que nous quittions, fut le seul obstacle que nous eûmes à vaincre jusqu’à Umiripanco, distant de quatre lieues. Nous nous arrêtâmes sur ce dernier point pour déjeuner et donner aux radeaux le temps de nous rejoindre. Bien que notre appétit fût prodigieusement ouvert par la rapidité de la navigation et l’air piquant de la rivière, force lui fut de se tenir pour satisfait de quelques cuillerées de panade et d’une tranche de jambon cru. Les sauvages reçurent leur part de ces mets, et après les avoir flairés à plusieurs reprises comme pour s’assurer de leur nature, les mangèrent sans trop de répugnance, bien qu’ils fussent nouveaux pour eux. Ce maigre repas achevé, chacun s’ingénia de son mieux pour passer le temps. Les uns essayèrent de se distraire en faisant un somme ; les autres s’amusèrent à calculer combien de temps pourrait vivre un adulte à raison d’un zeste de jambon et de deux cuillerées de panade par jour ; enfin ceux-ci, et c’étaient les plus philosophes, s’assirent à l’écart et charmèrent le vol des heures en griffonnant sur leur genou, laissant ceux-là faire des reprises perdues à leurs pantalons endommagés par les incidents du voyage.

Sur ces entrefaites, midi étant sonné à toutes les montres sans que nos gens et nos radeaux nous eussent rejoints, deux Antis furent chargés d’aller à leur rencontre ; en prenant à travers bois et suivant une ligne droite, c’étaient trois quarts d’heure de marche. Nos envoyés, qui devaient recevoir quatre hameçons pour prix de la course, partirent du pied gauche et furent bientôt de retour. Le rapport qu’ils nous firent était désastreux. Nos radeaux et leurs charges avaient sombré dans le rapide de Quinquerutiné, et les balseros s’occupaient à dégager les uns et à repêcher les autres. C’était à croire que le diable brouillait les cartes pour nous arrêter en chemin.

Les retardataires nous rejoignirent sur les cinq heures. Nous nous attendions à des excuses de leur part, ou tout au moins à quelque manifestation sympathique qui prouvât que nos ennuis et nos tribulations étaient partagés par eux ; mais notre attente fut trompée. Au lieu d’un sourire amical, nous ne reçûmes d’eux qu’une laide grimace, et quant à s’excuser de leur absence prolongée, s’ils y songèrent ce fut seulement pour se plaindre du surcroît de travail qu’elle leur avait occasionné. En outre, trouvant que la ration de vivres qui leur fut immédiatement délivrée n’était pas en rapport avec leur appétit, ils profitèrent d’un moment où nous avions le dos tourné pour alléger les sacs de provisions d’une partie de leur contenu.

Leur faim apaisée, ils se retirèrent à l’écart en invitant nos rameurs à les suivre et faisant signe aux sauvages de les accompagner. La conversation qui s’établit entre eux, fut suivie d’une discussion animée dont nous pressentions le sujet sans trop le comprendre. De ces