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chaume, une touffe de bananiers, un laurus persea ou avocatier, un citronnier chargé de fruits, furent les seuls détails que je relevai au passage. Cette plantation dominait une anse circulaire où l’eau de la rivière, calme et transparente, dormait comme dans un bassin. Cent toises plus loin, la même rivière, redevenue bruyante et furieuse, grondait, bouillonnait, écumait. Cinq rochers noirs, formant un bâtardeau au milieu de son lit, occasionnaient cette colère et cette écume. Nos sveltes pirogues, lancées comme des chevaux dans un steeple-chase, passèrent sans encombre entre ces écueils. Il n’en fut pas de même des radeaux, que leur surface et leur volume rendaient d’une manœuvre difficile au milieu de plusieurs courants qui s’entre-croisaient. Malgré les efforts des balseros et l’aide de leurs longues perches, nous vîmes nos planchers flottants pivoter sur eux-mêmes et, poussés par un bras du courant, s’engager entre deux rochers ou, pareils à des coins enfoncés dans la pierre, ils ne bougèrent plus. Les hommes qui les montaient gagnèrent la rive à la nage et rejoignirent nos pirogues qui s’étaient arrêtées dans un remanso. On appelle ainsi tout coude de la rivière ou l’eau dort immobile. Le sauvetage des radeaux était, pour le moment, chose impossible. Le soleil baissait ; le jour allait bientôt finir ; une halte fut convenue. Nous atterrîmes à l’endroit où nous nous trouvions, afin de rester en vue du sinistre.

Jonction des rivières Yanatili et Quillabamba-Santa-Ana.

Cet endroit, appelé Chulituqui, au dire de nos guides sauvages, était une plage encombrée de roches de toutes dimensions, plus ou moins anguleuses, plus ou moins tranchantes, et qui devaient procurer à l’individu, s’allongeant horizontalement sur elles pour se livrer aux douceurs du sommeil, une sensation à peu près pareille à celle qu’éprouverait Micromégas en se couchant tout de son long sur les sommets des Alpes.

Notre premier soin fut d’allumer du feu, tant pour sécher nos vêtements tout ruisselants du contact de la vague, que pour nous réchauffer nous-mêmes ; car, sous ces latitudes, si les jours sont brûlants, les nuits sont presque froides. On mit ensuite en commun quelques vivres oubliés au fond des pirogues, la soute au pain grillé, le riz et autres provisions se trouvant sur un des radeaux et conséquemment hors de notre portée ; puis, quand on eut soupé tant bien que mal, chacun resserra la boucle de son pantalon et fit ses dispositions pour passer la nuit le moins mal possible.

En cherchant un endroit quelconque où je pusse étendre mes membres fatigués, j’avisai, à vingt pas du rivage, au-dessus d’un talus, deux buxus nains dont les racines noueuses sortaient d’entre les pierres. J’y suspendis mon hamac et me jetai dedans tout habillé. Le rapprochement de ses extrémités, en donnant à mon corps la forme d’un U majuscule, laissait pendre sa toile