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bamba[1]. Là ces deux cours d’eau, en se joignant à angle droit et entre-choquant avec bruit leurs ondes rapides, restent un instant immobiles comme deux taureaux qui, après s’être heurtés de front, ploient sur leurs jarrets et restent étourdis par la violence du choc.

Rapide de Mancureali.

Ce site, appelé el Encuentro (la rencontre), que rien ne recommande à l’attention, se peignit néanmoins avec ses moindres incidents sur la rétine de mon œil et se grava du même coup dans ma mémoire, bizarrerie qui pourrait sembler singulière si je n’en donnais la raison. Au moment où nous doublions l’angle de confluence des deux rivières, une roche à fleur d’eau, dont aucun des rameurs ne soupçonnait la présence, souleva brusquement un de nos radeaux, culbuta parmi les colis les deux hommes qui le montaient et fit glisser de dessus la machine au fond de la rivière, un ballot renfermant douze haches en fer de Biscaye. Douze haches dans le désert, c’est-à-dire une somme énorme représentant douze pirogues ou douze enfants sauvages, au choix de l’acquéreur ! Ces douze haches, hélas ! étaient à moi. Une telle perte, au début du voyage, me fut extrêmement sensible. En vain mon compagnon le géographe tenta de me consoler par des citations grecques et latines empruntées aux meilleurs philosophes ; en vain, pour me faire rire, il accumula les calembours et les coq-à-l’âne, ses maximes et ses facéties furent sans effet ; mon front ne se dérida pas d’un pli pendant tout le reste de la journée.

Nous continuâmes, non pas de naviguer, mais de fuir avec la rivière, dont la pente visible à l’œil accusait une descente de huit à dix mètres par lieue. De temps en temps un flot de bruine, ce que les marins appellent embrun, venait nous frapper au visage, ou des lames nous arrivaient en pleine poitrine, quand un coup de pagaie du pilote, donné à faux, exposait notre embarcation à leur choc. Comme la température était élevée et l’eau de la rivière douce au lieu d’être salée, nous supportions assez stoïquement ces petites misères et sans crier ni blasphémer, nous nous contentions, comme Panurge, de rendre par le bas de nos pantalons l’eau que nous avions reçue par le col de nos chemises.

À une lieue de l’Encuentro, qu’on nomme également Putucusi, bien que ce dernier point, inhabité d’ailleurs, appartienne à la vallée de Lares et non pas à celle de Santa-Ana, nous côtoyâmes, avec la vélocité de goëlands qui rasent la vague, un site du nom d’Illapani, que la civilisation exploite aujourd’hui par droit de conquête, mais qui, à l’heure où nous passâmes devant lui, était cultivé par des Indiens Antis. Une bicoque à toit de

  1. Plaine de la Lune. Elle porte ce nom jusqu’à sa jonction avec la rivière Apurimac.