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vînt, on les réunit par couples, et après leur avoir retiré leur casaque et les diverses pièces de leur équipement, on les plaça sous la surveillance immédiate de quelques cholos d’une trempe éprouvée ; bien certain que l’escorte, ainsi gardée à vue, ne pouvait nous abandonner, le capitaine rentra dans la baraque où je le suivis. Cette soirée était la dernière que nous passions à Chahuaris. La double expédition se réunit en conseil pour convenir de l’heure du départ qui fut fixée à la majorité de sept voix sur huit, au lendemain à midi. Avant que chacun de nous se fût drapé dans sa couverture et eût pris possession de son matelas respectif, Fray Astuto nous annonça que le lendemain à dix heures, et pour appeler sur nos têtes les bénédictions du Très-Haut, Fray Bobo, chapelain de l’expédition, célébrerait le saint sacrifice, idée pieuse, à laquelle chacun s’empressa d’applaudir.

La nuit fut calme. Debout avant que le soleil eût paru, nous pûmes constater d’un coup d’œil que l’astre du jour allait se lever dans un ciel serein, comme pour sourire à notre départ. À dix heures précises, une cloche fêlée dont nous ne soupçonnions pas l’existence, fut agitée à tour de bras, pour avertir les fidèles épars sur la plage que la messe allait commencer. Nous accourûmes.

Fray Bobo avait déjà retiré d’un caisson vert, qui lui servait de malle à linge, l’aube, la chasuble, l’étole et le manipule qu’il emportait pour les besoins du voyage. Deux planches, posées de champ avec une traverse au-dessus, formaient l’autel. Le bréviaire du vieux moine, un calice et une patène en argent y avaient été placés en regard avec une certaine symétrie…

Fray Bobo venait de revêtir ses ornements sacerdotaux et attendait paisiblement que nous fussions tous réunis. Lorsqu’il nous eut vus agenouillés en cercle et convenablement recueillis, il s’avança vers l’autel, prononça l’Introibo ad altare Dei, que nous accueillîmes en nous signant. Les Indiens Antis, debout à nos côtés, paraissaient ne rien comprendre à ce spectacle, et leurs éclats de rire troublèrent à diverses reprises notre recueillement…

Après avoir donné son pain à l’âme, nous songeâmes au pain du corps. Il eût été malsain de se mettre en route l’estomac vide, et les cholos s’occupèrent du déjeuner, dont la cuisson et l’absorption employèrent deux bonnes heures.

À midi, le repas était terminé. Les marmites, poêlons et casseroles, convenablement récurés, pendaient accrochés aux colis des radeaux, comme des boucliers aux flancs des birèmes antiques. Rangés sur une seule ligne au bord de la plage, nous n’attendions plus que l’instant de partir. Le personnel de notre troupe était réparti de la façon suivante : le chef de la commission française, l’aide-naturaliste et quatre cholos rameurs avec un Antis pour pilote, devaient occuper une des deux grandes pirogues. Le chef de la commission péruvienne, son lieutenant, le caporal et Fray Bobo allaient prendre place dans l’autre pirogue pourvue d’un nombre égal de rameurs. Le géographe et moi nous avions choisi parmi les trois pirogues restantes, celle qui nous avait paru réunir les triples conditions de largeur, de solidité et de légèreté. Quant aux deux autres pirogues montées concurremment par des cholos et des Antis, elles devaient remplir l’office de mouches ou d’avisos, aller reconnaître les endroits périlleux, les havres et les criques, et se tenir en éclaireurs sur les flancs de l’escadre, que les radeaux pesamment chargés et montés par des hommes, munis de longues perches, accompagnaient en qualité de transports.

Le moment de la séparation était venu. Des curieux, des oisifs, arrivés le matin de Cocabambillas et d’Echarati, pour voir, disaient-ils : — des insensés courir à leur perte, — stationnaient sur la plage où ils décrivaient un arc de cercle dont nous formions la corde. Fray Astuto allait et venait, plein d’empressement, demandant à chacun s’il n’oubliait rien, s’il ne laissait rien, et s’il avait quelque dernier adieu, lettre ou paquet à faire parvenir à ses parents, amis ou connaissances, offrant en ce cas de l’envoyer à son adresse. Ces charitables paroles du chef de la Mission étaient entremêlées d’avis secrets coulés dans l’oreille des cholos, de recommandations prudentes et d’exhortations à bien veiller sur nos personnes. Comme nous allions enjamber le bordage de nos pirogues respectives, trois coups de fusil furent tirés sur l’ordre de Fray Astuto, pour honorer les pavillons français et péruvien, représentés par les deux plus grandes embarcations. Cela fait, le moine vint donner à chacun de nous une dernière poignée de main qu’il accompagna d’un mot affectueux en manière d’adieu. Quand ce fut mon tour, il me regarda d’un air singulier que j’attribuai à l’émotion qu’il éprouvait en ce moment suprême. — « Seigneur Français, me dit-il après une pause, rappelez-vous que vous aurez toujours en moi un ami véritable. » — Là dessus, il me quitta si brusquement que je n’eus pas le temps de le remercier de l’intérêt qu’il semblait me porter.

Cinq minutes après cette scène attendrissante, nous étions accroupis dans nos coquilles de noix, les coudes rapprochés du corps et les genoux au niveau du menton. Un dernier hourra était échangé entre nous et les spectateurs debout sur la plage, puis à l’exclamation finale de Adieu, va ! les amarres de lianes étaient coupées par nos pilotes, et la rivière dont le courant, à cet endroit, file neuf nœuds à l’heure, nous emportait avec une vitesse effrayante.

La première demi-heure de cette navigation folle, où les rameurs n’avaient rien à faire et que le pilote dirigeait seul à l’aide de sa pagaye, fut signalée par des incidents en état de refroidir, au début du voyage, l’humeur aventureuse des plus déterminés. Des roches à fleur d’eau éraflèrent en passant nos embarcations, les jetèrent brusquement sur tribord ou bâbord, sans nul souci des lois de l’équilibre, et nous arrachèrent presque des cris d’effroi. Des lames en volute, qu’on ne put éviter à temps, nous inondèrent de la tête aux pieds. Ce fut comme un prospectus des petites misères qui