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des Infidèles, et leur empressement à s’en éloigner. Après avoir glosé quelque temps sur l’affaire, on cessa de s’en occuper. Toutefois, je notai pour mémoire que le chef de la commission française, en faisant assez haut pour qu’on l’entendît, des réflexions ethnologiques sur la désertion de ces hommes, et accompagnant ces mêmes réflexions de rires plus sonores qu’il n’eût fallu, venait d’ajouter chez le chef de la commission péruvienne, la blessure de l’amour-propre national à la blessure encore saignante de l’amour-propre personnel.

Rive gauche de Chahuaris.

Si ce capitaine de frégate, comme en peut juger le lecteur, pouvait avoir quelque raison de détester cordialement le comte de la Blanche-Épine, je n’avais, moi, qu’à me louer des procédés du susdit comte, et je le déclare ici hautement, dût ma déclaration, faite en public, effaroucher sa modestie. Depuis l’heure où, abusé par la grandeur d’une corolle, et prenant le convolvulus géant que je dessinais pour une aristoloche, cet aimable et noble monsieur m’avait honoré d’une attention toute particulière, ses manières à mon égard ne s’étaient jamais démenties. Chaque fois qu’une occasion s’était offerte de m’adresser un mot gracieux ou flatteur, plus souvent flatteur que gracieux, il l’avait saisie avec empressement, et cette occasion lui paraissant tarder un peu, il avait su la faire naître. Une telle affectation de bons procédés devait inévitablement éveiller ma reconnaissance et lui valoir mes sympathies. Mais certaines natures sont ainsi faites, et la mienne apparemment est de ce nombre, que plus on les charge de liens pour les contraindre, comme au vieux Proteus, gardien des troupeaux de Neptune, plus elles mettent d’empressement à s’y dérober. Chaque pas que le comte de la Blanche-Épine avait fait au-devant de moi avait donc été neutralisé par celui que j’avais fait en arrière, de sorte que tout en ayant l’air de nous entendre à demi-mot, nous aurions pu faire le tour de l’orbe sans nous comprendre et surtout sans jamais nous joindre.

Parmi les gracieusetés de tout genre dont je fus l’objet de sa part au début du voyage, je citerai l’empressement avec lequel il me glissait entre les mains son album cartonné, de format in-4o, en accompagnant cette action d’un sourire fondant et d’une variante de la formule que Dinarzade adressait à sa sœur Scheherazade : « Mon cher monsieur, si vous n’avez rien de mieux à faire, faites-moi donc un de ces beaux dessins que vous savez. » Le moyen de rester sourd à cette prière ! J’ouvrais donc le livre à une page blanche, et après avoir taillé mon crayon ou mouillé mon pinceau, j’exécutais quelque dessin de pensionnaire, qu’on qualifiait sans hésiter d’œuvre de maître, et qui attirait sur ma tête un tel déluge d’hyperboles, sans compter les remerciements, que, stupéfait, étourdi, effaré, je me hâtais d’achever le dessin et de rendre l’album à son propriétaire.

Ces souvenirs qui dormaient oubliés dans un casier de ma mémoire, sont réveillés en ce moment par l’épisode des gibernes, dont il a été fait mention plus haut. J’avais à peine déposé sur le sable les sept récipients en question, qu’il me fallait, quelque peu d’envie que j’en eusse, dessiner un groupe d’Antis se montrant du doigt ces gibernes, mémento pittoresque, que le comte de la Blanche-Épine désirait garder, me dit-il, de notre séjour mutuel sur la plage de Chahuaris.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)