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Des cholos, munis de haches et de couperets, allèrent chercher aux environs les arbres au bois poreux avec lesquels on les fabrique habituellement.

Vers quatre heures, ils étaient de retour, rapportant sur leurs épaules ou sous leurs bras, et sans plus d’efforts apparents que s’il se fût agi de simples perches, des troncs de toroh (cecropia), d’une longueur de dix à douze pieds, sur trente à quarante pouces de circonférence. Ces troncs, plus légers que le liége, insubmersibles comme lui, furent solidement reliés l’un à l’autre au moyen de lianes et traînés ensuite à la rivière, où une grosse liane, faisant l’office de câble, les retint au rivage. Comme la nuit vint sur ces entrefaites, on remit au lendemain leur chargement.

Ce jour était le dernier que nous devions passer à Chahuaris. Dès le matin, chacun revêtit son accoutrement de voyage, recloua ses caissons, refit ses paquets et se prépara à l’événement.

Pendant qu’on chargeait les radeaux, j’allai, par manière d’acquit, battre les fourrés d’alentour, afin de voir quelles familles végétales s’abritaient à leur ombre. Mes premières trouvailles furent assez heureuses. Je relevai un épiphyllum truncatum, d’une taille géante, un capparis couvert de fleurs, cinq ou six variétés d’enothœres, quelques verveines microphylles à odeur de citron, et un hippæastrum a fleurs d’un rose tendre, que je dessinai, à cause de sa rareté, et tout en regrettant de ne pouvoir emporter son oignon pour en faire don à la science.

Alléché par ces découvertes et dans l’espoir d’en augmenter le nombre, je m’enfonçai de plus en plus dans les fourrés, interrogeant de l’œil leurs profondeurs ombreuses. Tout à coup un objet mi-parti blanc et noir et d’une forme inusitée, m’apparut dans la pénombre du taillis. Je hâtai le pas, m’imaginant mettre la main sur quelque échantillon étrange de la Flore de Chahuaris, mais au lieu d’une fleur que je m’attendais à cueillir, je ne ramassai qu’une giberne de soldat, pourvue de ses buffleteries.

Comme j’allais me récrier, trouvant le cas au moins bizarre, j’aperçus une seconde giberne accrochée aux branches d’un arbre. Dix pas plus loin j’en découvris une troisième, une quatrième, bref, je recueillis sept gibernes, éparses dans un périmètre de trente pas. La chose, on en conviendra, tenait du prodige ! J’abandonnai bien vite mes recherches botaniques, et saisissant par leurs courroies de cuir les sept récipients à cartouches, je pris ma course vers la plage, où tout notre monde était rassemblé.

Bixa Orellana (rocou). — Dessin de Rouyer d’après une aquarelle de M. Marcoy.

Là j’eus l’explication d’un fait qui tout d’abord m’avait semblé inexplicable. Neuf soldats, sur les vingt dont se composait notre escorte, avaient déserté pendant la nuit, emportant leurs fusils et leurs sabres pour les vendre à quelque amateur, mais abandonnant leurs gibernes, qui n’eussent fait que ralentir leur marche. Cet événement, dont chacun s’était alarmé, n’avait pourtant rien que de simple et d’ordinaire, et se reproduit chaque fois qu’on met des soldats péruviens face à face avec des sauvages. Au pays de Manco Capac, l’homme habillé s’effraye et tremble, sans trop savoir pourquoi, devant son frère, l’homme nu. De là, l’épouvante instinctive des fantassins qui nous accompagnaient, en se trouvant sur le terrain