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surtout quand le temps et l’éloignement ont refroidi leur ferveur primitive. Cette découverte fut comme un shibboleth qui nous fit reconnaître l’un à l’autre pour des initiés aux mêmes mystères et nous mit sur-le-champ en rapport immédiat. Le capitaine m’assura qu’à partir de cette heure, ses sympathies et sa confiance m’étaient acquises à tout jamais. Pour m’en donner une première preuve, il m’avoua que les façons hautaines de mon compatriote, le comte de la Blanche-Épine, l’avaient étrangement choqué ; que vingt fois, dans le trajet de Lima à Cuzco, il avait été sur le point de lui rompre en visière, et que la crainte seule d’amener un conflit entre la France et le Pérou l’en avait empêché. Une illusion déplorable et complaisamment caressée par le chef de la commission française, était cause de tout le mal. Ce personnage n’ayant vu, dans la commission péruvienne que lui avait adjointe le président de la république pour partager ses fatigues et ses travaux, qu’une escorte d’honneur destinée à donner à sa marche l’apparence du triomphe, l’avait traitée avec un suprême dédain. Dans les villes et les villages de la sierra qu’il avait traversés, on l’avait entendu parler des gens de sa suite, qui s’obstinaient à rester en arrière, quand, par respect pour sa personne et pour son rang, ils auraient dû ne pas s’écarter un instant de lui.

Si les allégations du capitaine de frégate étaient véridiques, et je ne sais pourquoi le vrai me paraissait ici singulièrement vraisemblable, l’amour-propre péruvien, fils naturel de l’orgueil espagnol, devait saigner chez lui par plus d’une blessure. Je tentai néanmoins d’atténuer la gravité des choses en objectant au capitaine qu’on avait pu répandre de faux bruits, mal interpréter de simples paroles, et qu’il était puéril de sa part d’y prêter attention. Mais je m’aperçus bientôt que j’insistais en pure perte et prêchais au désert. Le coup avait profondément porté, et le front du capitaine ne se dérida pas d’un pli ; ce que voyant, je pris congé de lui, en lui annonçant que nous partirions le surlendemain dans la matinée, selon conventions faites entre le comte de la Blanche-Épine et les missionnaires de Cocabambillas. Je l’engageai à venir nous rejoindre à l’hacienda, et le compatriote ayant ajouté à ma proposition l’offre d’une bouteille de vin d’oranges à boire au succès du voyage, nous laissâmes le capitaine de frégate se recoucher à côté de son lieutenant…

Vue des fermes de Choquechima et de Sahuayaco.

La journée du lendemain fut consacrée tout entière aux apprêts du départ. Les malles, les caisses, les hardes, les chaussures, entr’ouverts ou éparpillés dans un pittoresque désordre, donnaient à la cour de l’hacienda l’aspect d’un bazar commercial et d’une friperie. À cinq heures du soir, malles, caissons, paquets, cloués, ficelés et pourvus d’adresses, étaient symétriquement alignés et n’attendaient plus que l’arrivée des mules chargées de leur transport. Après le dîner, chacun s’alla coucher un peu courbatu par le travail de la journée, laissant aux chiens de garde le soin de veiller à la sûreté des colis.

Le soleil se leva dans un ciel sans nuages. À dix heures, les muletiers vinrent à l’hacienda et arrimèrent nos bagages sur le dos des bêtes de somme. Comme ils achevaient cette opération, l’escorte péruvienne, avec son commandant en tête, son lieutenant sur le flanc et son cabo ou caporal à la queue, déboucha dans la cour au pas accéléré et vint s’aligner en bon ordre devant le hangar où nous étions réunis. En se revoyant après deux jours d’absence, les chefs des deux commissions se mesurèrent des yeux comme deux coqs rivaux, mais sans hérisser toutefois leurs plumes ou leur crête. Un silence glacial avait succédé à l’échange des premières civilités. Pour dissiper le malaise moral qui