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chef de la commission française. L’air animé de Fray Astuto prouvait clairement que la conversation l’intéressait au dernier point. J’allai saluer Fray Bobo, qui m’accueillit comme une ancienne connaissance. Le digne homme me parut bien vieilli, bien cassé, depuis deux ans que je ne l’avais vu. Son compagnon sourit en me reconnaissant, mais d’un sourire singulier qui ne releva qu’un des coins de sa bouche. La conversation, interrompue un moment par notre arrivée, se renoua sur nouveaux frais et roula tout entière sur le message officiel qu’avaient reçu les missionnaires. Fray Astuto portait seul la parole ; Fray Bobo se contentait d’approuver de la tête ou du geste, selon le cas, ce que disait son compagnon. Après avoir suffisamment protesté de son respect pour le chef de l’État et d’une entière soumission à ses ordres, l’orateur annonça qu’il se mettait à la disposition des savants franco-péruviens, et qu’il ferait tout son possible pour faciliter leur voyage, bien que ce voyage, au point de vue de la seule navigation, offrît selon lui des dangers sans nombre. Comme clôture des débats, il fut convenu que le surlendemain, dans la matinée, nous quitterions Echarati, qu’en passant à Cocabambillas nous y prendrions les deux missionnaires, et que nous nous rendrions ensemble sur la plage de Chahuaris, où devait s’opérer notre embarquement. Après une distribution de poignées de main et de demi-sourires faite à la galerie, Fray Astuto et Fray Bobo montèrent sur leurs mules et s’en retournèrent à la Mission.

Le soir venu et pendant que nos hôtes, assis autour de la table éclairée par deux suifs, causaient de leurs affaires et préparaient, chacun de son côté, les matériaux destinés à l’édifice de leur célébrité commune, l’aide-naturaliste en empaillant un perroquet, le géographe en mesurant des degrés sur une carte, le comte de la Blanche-Épine en se faisant les ongles avec un canif, je pris le bras du compatriote et l’entraînai lui-même dans la direction du village. La visite des moines de Cocabambillas, la brusque conclusion de l’affaire qui les avait amenés a l’hacienda, avaient éveillé ma curiosité ; n’ayant assisté qu’à la fin de la conférence, je désirais avoir quelques détails sur le commencement. Toutefois, avant d’aborder ce sujet de conversation, je crus devoir communiquer au compatriote les renseignements que nos amis les Parisiens m’avaient donnés sur leur patron, et comment celui-ci, déchu du rang de prince, était réduit aux proportions de comte, détail insignifiant sans doute, mais qui ôtait aux poignées de main dudit personnage un peu de leur valeur honorifique…

En retour de ma confidence, je sus que Fray Astuto, après lecture du message que lui adressait le préfet de Cuzco, s’était hâté d’envoyer à Putucusi un exprès à son compagnon pour l’avertir de ce qui se passait et le prier de revenir bien vite à Cocabambillas. Le vieillard avait abandonné ses recherches de quinquinas et était venu rejoindre son allié. Une conférence secrète avait eu lieu entre les deux missionnaires, conférence dont le sujet était facile à deviner. Contraint de céder à la force des circonstances, Fray Astuto avait dû se résoudre à laisser explorer ses domaines ; mais pour que le résultat de cette exploration, à supposer qu’elle en eût un, lui fût immédiatement profitable, il avait exigé que Fray Bobo s’adjoignît aux explorateurs, et surveillât leurs faits et gestes. C’était un œil qu’il plaçait dans l’expédition avec mission d’épier ce qu’il ne pouvait voir lui-même. Quant aux rameurs, guides et interprètes que nécessitait un pareil voyage, Fray Astuto les choisirait probablement parmi les cholos qu’il entretenait à sa solde ; et comme ces gens, sur lesquels il pouvait compter, recevraient encore de lui, au moment du départ, des instructions très-détaillées, le moine était presque certain que tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je demandai au compatriote comment il s’était procuré ces renseignements :

« En écoutant ce qu’on m’a dit et en devinant ce qu’on me cache, » me répondit-il.

Cette causerie nous avait entraînés au delà de l’allée d’agaves qui conduit au village d’Echarati. Une grande clarté qui brillait à travers les arbres nous fit croire à un incendie ; nous hâtâmes le pas. En arrivant à l’entrée du pueblo, nous reconnûmes que le prétendu sinistre était un feu de bivac que les soldats de l’escorte avaient allumé sur la place et autour duquel ils se chauffaient paisiblement. Moitié par curiosité, moitié par intérêt pour mes futurs compagnons de voyage, je proposai au compatriote de m’accompagner chez le gouverneur, où devait se trouver le capitaine de frégate, un des chefs de l’expédition. Comme la chose lui était à peu près indifférente, il me suivit sans répliquer. En entrant dans le logis du fonctionnaire, nous aperçûmes deux hommes couchés sur un lit de camp ; une lampe fumeuse était placée à leur chevet. Au bruit de nos pas ils tournèrent la tête, murmurèrent des paroles que je ne pus comprendre et se mirent sur leur séant. Tout en m’excusant d’avoir interrompu leur sommeil, je demandai lequel d’entre eux était le capitaine de frégate, commandant de l’escorte. Le plus âgé, le plus long, le plus maigre des deux, comme j’en pus juger quand il se leva, me dit qu’il était celui que je demandais et nous invita du geste, mon compagnon et moi, à prendre place à ses côtés. Nous nous assîmes sur le lit de camp. En regardant de près le capitaine, je m’aperçus qu’il était borgne, un peu camard et que son visage était criblé de trous de petite vérole. Sans m’arrêter à ces détails infimes, je lui parlai du voyage que nous étions à la veille d’entreprendre en commun et du plaisir que j’avais à faire sa connaissance. Il parut charmé de la nouvelle et me rendit sur l’heure, en belles pièces blanches, la monnaie de mes compliments. De fil en aiguille, nous en vînmes à parler de Lima, du doux climat de cette ville, de l’humeur de ses habitants, des grâces de ses habitantes. Par un hasard singulier, il se trouva que certaines dames de ma connaissance avaient été les amies du commandant. Sa joie fut extrême en apprenant que nous avions admiré les mêmes visages, loué les mêmes perfections, encensé les mêmes idoles ; rien ne rapproche davantage deux hommes dans la solitude, que ces souvenirs du passé,