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dant la durée de leur séjour à Echarati. D’abord cette idée lui parut extravagante, et il refusa de l’admettre, sous prétexte que n’ayant jamais logé de princes sous son toit, il ignorait parfaitement le cérémonial qu’on observait à leur égard. Mais lorsque je l’eus assuré que les princes dont il se faisait des épouvantails étaient des hommes comme lui, mangeant et buvant à leurs heures, et que celui-ci en particulier serait tenu de se conformer à notre genre de vie, sous peine de retourner vivre chez son hôte d’Echarati, il se laissa persuader. Séance tenante, nous convînmes que je donnerais ma chambre à l’altesse, que le secrétaire et le géographe s’établiraient dans le séchoir au cacao, et que les deux esclaves pourraient dormir avec les poules. Quant au capitaine et aux soldats de l’escorte, je ne voyais aucun inconvénient sérieux à ce qu’ils continuassent d’habiter le village d’Echarati. Toutes ces choses réglées à mon entière satisfaction, je priai le compatriote d’aller sur-le-champ, et malgré l’induité de l’heure, faire ses offres de service. Il ne prit que le temps de changer de chemise, de se donner un coup de peigne et partit, ruminant les phrases qu’il comptait débiter à l’altesse. Une demi-heure après, il revint, enchanté de l’accueil du prince, qu’il avait trouvé en train de manger des œufs à la coque, comme eût pu le faire un simple mortel. Ses offres de table et de logement avaient été acceptées avec empressement. Tout en me racontant les divers incidents de cette entrevue, il me montra naïvement sa main que l’altesse, dit-il, avait prise et serrée à plusieurs reprises. La chose semblait l’enthousiasmer si fort, que je lui conseillai bien vite de couper cette main à l’endroit ou le carpe s’unit au radius et au cubitus et de la conserver dans un bocal d’esprit-de-vin, en souvenir de la pression illustre qu’elle avait subie. Mais il préféra la garder au bout de son bras, comme il en avait l’habitude.

Le lendemain, à onze heures, le prince vint à l’hacienda. Son géographe, ainsi que je le sus bientôt, et son secrétaire intime, dans lequel je reconnus mon Parisien de la veille, marchaient à sa droite et à sa gauche, comme le diacre et le sous-diacre aux côtés du prêtre. Ses deux esclaves, l’un adolescent, l’autre enfant, le suivaient à distance. En apercevant le noble personnage, le compatriote courut à sa rencontre et le conduisit, avec force salamalecs, sous le hangar, qui tenait lieu de salle et de salon. En ce moment, j’achevais de peindre un de ces convolvulus grandiflorus dont la corolle blanche, striée de vert, a jusqu’à six pouces de diamètre, et j’examinais à la loupe l’insertion de ses étamines. Par égard pour les visiteurs, je jetai la fleur sous la table, fermai mon album et mis ma loupe dans ma poche.

« Nous vous dérangeons peut-être, monsieur, me dit gracieusement l’altesse ?

— Non, lui répondis-je, j’avais fini.

— En ce cas, permettez-moi de voir la fleur que vous venez de peindre. »

Je tendis au prince mon album, qu’il ouvrit à la page humide.

« Ah ! c’est une aristoloche ! » dit-il.

Si je ne répondis pas à l’altesse qu’elle se trompait lourdement en prenant un convolvulus pour une aristoloche, c’est que je pensai que la réponse en soi serait peu convenable, et qu’un prince, obligé par état de connaître les hommes, n’était pas rigoureusement tenu de se connaître en fleurs…

Tout en causant de omni re scibili et quibusdam aliis, il m’apprit une chose que j’étais loin de soupçonner : c’est qu’il avait appris à Cuzco le motif pour lequel je m’étais mis en route, et que ma traversée du Pérou au Brésil ne s’écartant pas trop de son propre itinéraire, il serait charmé que nous voyageassions ensemble. À cette proposition tout aimable, il ajouta tant de choses gracieuses, il accorda de tels éloges à mon double talent de botaniste et de dessinateur, qu’il ignorait probablement aussi bien que moi-même, bref, il me brûla sous le nez tant d’encens d’une qualité inférieure, que le cœur me tourna et que j’en fus incommodé…

L’arrivée des bagages de l’altesse mit fin à une conversation que je commençais à trouver pesante. Pendant que le prince emménageait dans ma chambrette et surveillait avec sollicitude le transport de quelques paquets, renfermant, me dit-il, des échantillons précieux des trois règnes, je proposai au géographe et au secrétaire de faire un tour de promenade dans le cacahual ; ils acceptèrent avec empressement. Sur l’observation de l’un d’eux qu’il faisait chaud et que la soif était à craindre, j’emportai une bouteille de vin d’oranges. Nous étions déjà loin, quand je m’aperçus que j’avais oublié deux choses importantes : un tire-bouchon et un verre. Comme je me reprochais cet oubli, mes compagnons me dirent qu’il était facile d’y remédier en cassant d’un coup de pierre le goulot du contenant et buvant à même le contenu. La franchise de leurs façons, ou mieux leur sans-façon, me mit parfaitement à l’aise. Je les laissai libres de découronner la bouteille et de boire le vin, ce qui fut fait en un clin d’œil. Sous le coup de la boisson traîtresse qui fermenta bientôt dans leur cerveau, nos jeunes gens s’animèrent, et, dépouillant leur gravité d’emprunt, se montrèrent à moi sous leur véritable physionomie. Le secrétaire entonna l’air de la Bourbonnaise, qu’il illustra de grimaces comiques, tandis que le géographe exécutait un pas chorégraphique de sa composition, qui, nous dit-il, lui avait valu deux heures de violon au dernier bal de l’Opéra. Surexcités par le vin d’oranges, nos apprentis diplomates firent assaut de verve, et échangèrent les saillies les plus folles et les calembours les plus saugrenus. Je jugeai l’instant favorable pour hasarder quelques questions sur son altesse le prince de la Blanche-Épine, et m’enquérir discrètement du but de son voyage ; mais j’avais à peine décliné les titres du personnage, que le géographe éclatait de rire.

« Prince ! altesse ! s’écria-t-il, où donc avez-vous pris cela ? Mais notre Blanche-Épine n’est qu’un petit comte !…

Nous revînmes à l’hacienda. Grand fut mon étonnement, en entrant dans la cour, d’apercevoir sous le hangar nos moines de Cocabambillas en conférence avec le