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Pour m’orienter et retrouver les bâtiments de l’hacienda sans revenir par le même chemin, il me suffisait de tourner le dos à la rivière et de me frayer un passage à travers les fourrés. Comme je cherchais de l’œil un endroit dépourvu de mimoses, d’acacias, de cactées, plantes féroces toujours prêtes à mordre et à déchirer, j’aperçus l’entrée d’un ravin qui coupait le plan du talus. Une végétation épaisse qui l’enveloppait d’ombre et de mystère lui prêtait en même temps un faux air de tanière de bête fauve. J’y pénétrai résolument. Quand mes yeux se furent accoutumés par degrés à l’obscurité verdâtre qui régnait en ce lieu, je relevai çà et là des détails charmants…

De cette miniature de forêt vierge, j’entrai sans transition dans le cacabual de la propriété, vaste plantation dont la tenue, je l’ai dit déjà, ne laissait rien à désirer. Les cacaoyers, disposés en quinconce, semblaient âgés d’une vingtaine d’années et avaient atteint toute leur croissance. Leurs troncs, diaprés de fleurs rougeâtres, offraient en même temps de lourds cocons d’un beau jaune orangé, que l’opposition d’un feuillage sombre faisait paraître d’or.

Comme j’étais en train de supputer les produits présumables de leur récolte, mon nom plusieurs fois répété me fit dresser l’oreille. Je reconnus la voix du compatriote et courus dans la direction d’où partait son appel.

Au tournant d’une allée, je l’aperçus hurlant mon nom aux échos d’alentour, à l’aide de ses deux mains dont il s’était fait un porte-voix. Je hâtai le pas et le rejoignis.

« Vos bagages viennent d’arriver, me dit-il. L’arriero que vous aviez chargé de leur transport m’a remis cette lettre à votre adresse, en me priant de vous la faire parvenir dans le plus bref délai. L’homme, sans s’expliquer davantage, est parti sur-le-champ pour Cocabambillas, chargé d’un message que le préfet de Cuzco adresse à nos négociants tonsurés. Que diable le préfet du département peut-il vouloir à ces moines ? »

Pendant que le compatriote me parlait, j’avais décacheté la lettre et l’avais parcourue. « Voici la réponse à votre question, » lui dis-je en lui présentant cette lettre que m’écrivait un de nos amis communs, homme de savoir et d’esprit, mais dont les coups de langue blessaient comme des coups d’épée. Cette missive, écrite en espagnol et que je conservai, est en ce moment sous mes yeux et j’en traduis les quelques lignes.

« Un diplomate français, prince ou duc de la Blanche-Épine, je ne sais au juste, est arrivé hier à Cuzco, accompagné de son secrétaire intime, d’un géographe et de deux esclaves. Il vient de Lima, où notre président, par égard pour le rang du personnage et la mission dont il dit être chargé par le roi son maître, l’a bien accueilli. Cet illustre Français se rend au Brésil. Comme il a l’intention de s’embarquer dans la vallée de Santa-Ana et de faire exécuter sur la rivière de ce nom quelques travaux hydrographiques, le président de la république, dans le but d’être utile au pays, lui a adjoint un capitaine de frégate, afin que ces mêmes travaux fussent faits en commun. Vingt soldats escorteront les deux chefs de l’expédition franco-péruvienne, à qui les autorités civiles et militaires, les curés des villages et les préfets apostoliques des Missions, sont tenus de donner aide et protection.

Vue de la montagne Urusayhua.

« L’altesse sérénissime doit quitter Cuzco après-demain. Elle arrivera probablement dans la vallée de Santa-Ana deux jours après ma lettre. Libre à vous de l’attendre, si vous avez envie de lui baiser la main, ou de décamper au plus vite, si vous ne tenez pas à faire sa connaissance. Je pourrais ajouter un post-scriptum à ma missive, mais j’aime mieux y joindre une boîte de sardines à l’huile, en prévision de la famine qui vous attend plus tard.

« Bonne chance et revenez bientôt nous raconter votre odyssée. »

« Pardieu ! cela tombe à merveille, me dit le compatriote, vous allez voyager en bonne compagnie.

— Cela tombe fort mal, au contraire, car je tenais beaucoup à voyager seul.

— En ce cas, prenez les devants. Vous arriverez au Brésil avant cette altesse.

— Vous oubliez que je n’ai pas d’embarcation.

— C’est vrai, fit mon hôte en se frappant le front. Mais la fête du Carmen est proche.

— Oui, dis-je, il faut seulement attendre cinq jours, et les personnes que nous annonce cette lettre seront ici après-demain… »

Nous rentrâmes à l’hacienda. Après avoir déjeuné à la hâte, le compatriote s’en alla au village d’Echarati, me laissant vérifier mes bagages que l’arriero avait entassés dans un coin du hangar. Quand je me fus assuré qu’aucun d’eux n’était resté en route, j’écrivis à mon officieux ami de Cuzco pour le remercier de sa lettre d’avis et de sa boîte de sardines. Je lui parlai de Fray Astuto et des difficultés que m’avait suscitées le digne