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parlez, elle est impossible entre nous. Ils cultivent la canne à sucre et moi le cacao. Toutefois, pour vous punir de la mauvaise idée qui vous est venue, je bornerai là mes explications. Si vous tenez à avoir sur ces Franciscains des renseignements plus précis, vous irez à Cocabambillas les leur demander à eux-mêmes.

— Soit. Comme il est à peine trois heures, je puis faire cette course aujourd’hui. Quelle distance y a-t-il jusqu’à la Mission ?

— Cinq kilomètres au plus, et je puis vous donner un guide.

— Merci, j’ai mon mozo d’Occobamba qui connaît le chemin. »

J’envoyai chercher mes mules au pacage, je les fis seller, et dix minutes après je quittai Bellavista en compagnie de Miguel qui trottait près de moi. Chemin faisant, le brave garçon m’avoua que la vallée de Santa-Ana, malgré ses beautés pittoresques, ses haciendas et ses cultures, lui plaisait moins que le pueblo d’Occobamba. C’était me dire clairement qu’il serait charmé de revoir ses pénates, et je me promis, de retour à Bellavista, de lui procurer ce plaisir en lui signant son exeat, c’est-à-dire en soldant son compte.

Le chemin qui conduit d’Echarati à Cocabambillas, côtoie la base des cerros qui bordent la vallée dans l’aire du sud, et domine d’une hauteur de quelque deux cents mètres le fond de la même vallée, sur lequel le regard plonge constamment ; à travers les plantations de cannes à sucre et de coca, les champs de maïs et les terrains incultes, couverts d’une végétation vivace plutôt que puissante, on voit fuir et se dérouler la rivière, dont la couleur d’étain, ravivée çà et là par la blanche écume de quelque rapide, se détache en clair sur le fond sombre des verdures. Ce chemin tantôt plan et horizontal, tantôt montueux et creusé par le lit d’un torrent ou la crevasse d’une ornière, offre des détails curieux et pleins d’intérêt au passant assez désœuvré pour chercher des distractions dans le paysage ; des fromagers, des robinias au tronc puissant, au feuillage étalé en ombelle, coupent ce chemin de grandes zones d’ombre bleue ; des azalées aphylles ou jacarandas, aux corolles caduques, le jonchent de fleurs blanches, jaunes ou violettes ; des fougères arborescentes décorent ses talus de splendides aigrettes ; et des massifs de passiflores, de convolvulus et d’érytrhrine rouge vif à laquelle sa fleur papilionacée, dont l’étendard d’une couleur singulière et figurant un nez superlatif, a valu en quechua le nom de Yahuar Cencca (le nez sanglant), ornent ce chemin de courtines mobiles et d’élégantes draperies.

La liane Yahuar Cencca (le nez sanglant). — Erythrina splendens. — Dessin de Rouyer d’après Marcoy.

Au plus fort de mon admiration pour toutes ces jolies choses, je vis se dresser devant moi, à l’extrémité du chemin qu’il barrait comme un poteau indicateur ou comme une borne, un arbre corpulent de la famille des mimoses, dans lequel je reconnus un algaroba. Derrière lui apparaissait un groupe de murailles basses à toiture de chaume.

« Voilà Cocabambillas, me dit Miguel, et l’arbre que vous voyez est venu d’une graine plantée par les Jésuites ; il doit avoir cent cinquante ans.

— Comment sais-tu cela ? lui demandai-je.