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une horreur plus grande encore si l’on eût pu savoir que la cruauté asiatique s’y était surpassée. L’impassibilité des bourreaux et des victimes est un trait commun dans ces pays, et la pitié, qui tient aux nerfs, n’existant pas en Chine, on y démonte l’homme comme un automate, mais on ne s’acharne pas contre lui. Les tortures qu’endurèrent les infortunés saisis à Tchang-kia et à Toung-Tcheou sortent de cette échelle méthodique des supplices. L’impassibilité chinoise se démentit quand les armées tartares, déroutées, se rabattirent sur Yuen-min-yuen, et qu’on put prévoir, autour de l’empereur Hien-Fung, que sa capitale allait être tournée et que les avenues de ses palais étaient accessibles. La confusion et la fureur aveugle qu’en ressentit la cour de Pékin, se traduisirent par des raffinements de cruauté qui émurent les Chinois eux-mêmes. »

Le pont de Pa-li-Kiao rappelait tous ces souvenirs aux voyageurs par ses statues, et ses balustrades entamées par la mitraille ; la tête d’un des lions de marbre enlevée par un boulet, gisait sur le socle ; des branches d’arbres brisées et mortes pendaient au-dessus de l’eau, enfin les maisons de la rive effondrées et dévastées par le feu n’avaient pas encore été relevées.

Ce pont, qui est une œuvre d’art intéressante, mesure cent cinquante mètres de long, sur une largeur de trente environ ; de grandes arches très-cintrées forment à elles seules la largeur du canal, et d’autres plus petites relient le pont à la chaussée surélevée au-dessus du niveau de la plaine.

Les balustrades en marbre sont ciselées avec art ; les lions sont d’un caractère étrange ; c’est de la sculpture chinoise ; l’ensemble de l’architecture est en harmonie avec le paysage, et la construction doit être d’une solidité à toute épreuve.

Les rives du Canal, bordées de grands roseaux, sont plantées d’arbres de toute essence, au milieu desquels ressortent les toits pointus des maisonnettes habitées par des pêcheurs et des mariniers. Quelques belles maisons de campagne se font remarquer sur la droite.

La grande chaussée, qui passe sur le pont de Pa-li-Kiao, conduit directement à Pékin qui n’en est éloigné que de huit kilomètres ; mais comme il importait beaucoup au ministre de France de ne pas traverser pour la première fois cette ville immense dans toute son étendue du nord au sud, il résolut avec raison d’y faire son entrée par la porte la plus rapprochée de la nouvelle résidence de la légation.

En conséquence il fit prendre à gauche un chemin de traverse qui contournait la ville : les voitures avançaient si lentement sur cette route sablonneuse et sillonnée de profondes ornières, qu’il fallut les laisser en arrière.

Cependant l’heure s’avançait, et ce fut seulement à la tombée du jour, que les Européens virent émerger dans la brume du soir les toits étincelants des pagodes de la grande cité impériale que doraient les derniers rayons du soleil couchant.

On touchait aux faubourgs qui débordent chaque aile de la ville Chinoise ; de grands nuages de poussière roulaient sous les pieds des chevaux de l’escorte et des curieux qui se pressaient le long de la chaussée.

Enfin, à sept heures du soir, on arriva en vue de Pékin : à mesure que les voyageurs en approchaient, l’aspect de ces grandes murailles, se dressant comme un immense paravent en une longue et sombre ligne uniforme qui se détachait sur le ciel déjà pâli, avait quelque chose de saisissant et de majestueux annonçant bien la capitale du plus ancien et d’un des plus grands empires du monde.

Aux approches de la petite porte de l’est, Toung-Pien-Men, par laquelle on devait entrer, l’escorte se rangea militairement en avant, et en arrière du groupe formé par le ministre de France, le personnel de sa légation, et les chaises à porteur dans l’une desquelles se trouvait Mme de Bourboulon.

Les clairons, précédés de deux gendarmes, ouvraient la marche, et sonnaient de distance en distance : il fallait bien faire un bruit européen quelconque, pour prouver aux Chinois qu’on entrait librement, et sans se soumettre à leur cérémonial.

L’arrivée du ministre ayant été annoncée plusieurs jours à l’avance, une foule immense composée de centaines de mille âmes, était rassemblée aux abords de la Porte de l’Est, et dans les rues où devait passer le cortége. Ici, l’autorité des mandarins reparaissait sous sa forme la plus expressive dans la personne de sbires armés de fouets de chasse, dont ils ne ménageaient pas l’usage pour écarter les curieux.

Dès qu’on eut franchi la petite porte de l’est, on s’engagea dans une grande voie qui sépare la ville tartare de la ville chinoise : du côté de la première se dressent de hautes murailles, l’autre est bordée par un profond canal.

On défila ainsi au pas de course des porteurs de chaise et presque au trot des chevaux jusqu’à la porte de Ha-Ting-Men, qui donne accès dans la ville Tartare, et de là par une grande rue droite et régulière jusqu’au Tsing-Kong-Fou, ou palais des princes de Tsing, concédé désormais à la légation française.

Il était sept heures et demie du soir : la nuit était entièrement tombée, le vent du nord soufflait une bise glaciale, et ce fut avec un sensible plaisir qu’après cette fatigante journée, les voyageurs trouvèrent de grands feux allumés dans les cheminées à l’européenne des appartements particuliers qu’on avait préparés pour leur usage.

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)