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de Cuzco, furent brûlés par la main du bourreau, le 18 mai 1781.

Après un coup d’œil jeté à droite sur la source du Huatanay, après une larme donnée à gauche à la mémoire du malheureux cacique, on continue sa route. Parvenu au sommet de la rampe, on se retourne une dernière fois pour embrasser dans son ensemble le panorama de Cuzco, chercher parmi les maisons de la ville un logis connu, pour le saluer d’un dernier adieu ; puis ce tribut payé à la curiosité, à l’art, à l’affection, ou n’importe à quel sentiment dont on peut avoir le cœur plein à cette heure suprême, on gravit les derniers échelons de l’abrupte montée, et l’on débouche dans la plaine connue sous le nom de pampa d’Anta.

Cette plaine, d’environ vingt lieues de circuit, est élevée de quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Son sol, formé de sable, d’humus et tapissé d’herbe rase, est sillonné en quelques endroits d’ornières profondes, et coupé en d’autres de ravins et de fondrières ; des buissons d’évolvulus et de sauge pourpre, l’œnothère épineuse et quelques synanthérées émaillent de rares fleurs cette morne étendue, d’où la vie et le mouvement paraissent bannis. Nul oiseau ne traverse l’air, nul insecte ne bruit dans l’herbe ; tout semble mort ou endormi dans l’étrange paysage, au-dessus duquel le ciel arrondit sa vaste coupole quelquefois d’un bleu lumineux, mais le plus souvent d’un gris cendré, tacheté de sombres nuages.

Neuf heures sonnaient à toutes les horloges de la ville au moment où j’entrai dans la pampa d’Anta. Un mozo me suivait à distance. Ce mozo m’accompagnait en qualité de domestique, et devait me servir de guide jusqu’à l’endroit où finit la civilisation et où commence la barbarie. Il avait été trié sur le volet par ma maîtresse de maison, qui n’avait voulu s’en remettre qu’à elle du soin de chercher cette perle dans le fumier. Je dis fumier, parce que ces mozos de louage sont en général d’assez francs vauriens qui passent volontiers leur temps à jouer aux osselets dans les cabarets, quand ils ne font pas pire.

Le physique de celui-ci était loin d’offrir la réunion des trente beautés complaisamment énumérées par le poëte persan. Il était vieux ou prématurément vieilli ; il avait le nez épaté, une bouche immense, le visage troué comme une écumoire par la petite vérole, et son teint, déjà blême, semblait livide, par le contraste de ses cheveux noirs, gras et luisants. Ce masque, comme on voit, était peu séduisant ; mais les perfections morales de l’individu, que garantissait ma propriétaire, devaient effacer promptement chez moi la première et désagréable impression que m’avait causée sa figure. Au dire de la bonne dame, son protégé possédait une foule de qualités et de petits talents de société qui faisaient de lui un homme précieux en voyage.

Comme il n’était à mon service que depuis la veille et que nous n’avions encore échangé que quelques paroles, l’idée me vint, en entrant dans la pampa d’Anta, de faire avec lui plus ample connaissance. Aux questions que je lui adressai sur son nom, sa famille et les lieux qui l’avaient vu naître, toutes choses que j’ignorais parfaitement, il répondit qu’il s’appelait José Benito, qu’il n’avait jamais connu les auteurs de ses jours, et ne savait dans quel village du Pérou ces derniers l’avaient mis au monde ; qu’au reste, cela ne l’avait pas empêché de croître et de grandir sans l’aide de personne, et d’atteindre quarante ans sans s’en apercevoir. Cette absence complète d’antécédents moraux et de certificats de bonne conduite chez l’homme dont j’allais faire un compagnon de route, et que j’appelais à partager mes joies et mes douleurs futures, me surprit un peu, je l’avoue, mais ne me choqua qu’à demi. Je me dis, après réflexion, qu’on pouvait être enfant trouvé, devoir son existence à la pitié publique, n’avoir ni chemise, ni feu, ni lieu, et malgré cela porter haut la tête et le cœur, grâce à l’influence bienveillante de l’astre sous lequel on était né.

Je ne sais si le mozo devina les pensées que sa confidence avait éveillées en moi et s’il les interpréta à son désavantage, mais me voyant garder le silence, il me demanda si je me repentais de l’avoir pris à mon service.

« Au contraire, j’en suis charmé, » lui répondis-je.

Et pour corroborer mon dire par une preuve, je prétextai que l’air frais des hauteurs m’ayant ouvert l’appétit, je ne serais pas fâché de casser une croûte et de boire deux doigts de vin. C’était une façon décente de partager mon pain avec cet homme et de trinquer familièrement avec lui. En voyage, la fraternité recommandée par l’Évangile est plus qu’une vertu ; elle est une nécessité. En domestique intelligent, José Benito comprit ce qu’il avait à faire. Il ouvrit la sacoche aux provisions dont je l’avais chargé, et me la présenta. J’y plongeai la main pour prendre, avec le pain d’Oropesa que ma maîtresse de maison avait dû y mettre, le chocolat en billes que je lui avais expressément recommandé d’y joindre. Je trouvai bien le pain, mais pas le chocolat.

« Vieille folle ! exclamai-je.

— Est-ce que monsieur n’a pas trouvé ce qu’il cherchait ? me demanda le mozo.

— Eh ! non, fis-je ; j’avais prié ma maîtresse de maison de m’approvisionner de chocolat, et elle l’aura oublié.

— Les femmes n’en font jamais d’autres. C’est bien ennuyeux pour monsieur, qui en sera réduit à manger son pain sec !

— Bah ! je n’en déjeunerai que mieux à Urubamba, » répliquai-je.

En achevant, je rompis le pain au saindoux et j’en donnai la moitié à mon guide. L’air pénétré dont il me remercia d’une chose si simple me fit bien augurer de ses sentiments. Comme preuve de savoir-vivre, il me laissa passer devant, afin, dit-il, que moi le maître et lui le valet, nous n’eussions pas l’air de manger à la même gamelle. « Ce mozo est parfaitement stylé, » pensai-je. Cinq minutes et quelques bouchées me suffirent pour achever mon pain. Comme j’arrêtais ma mule et me retournais pour demander à boire, je vis le mozo en train