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voit qu’on peut se procurer à bon marché quelques-uns de ces débris d’animaux antérieurs à la création de l’homme.

Cyprinodons, poissons aveugles des grottes de Mammouth. — Dessin de Rouyer d’après des sujets du Muséum.

De la chambre des revenants où nous nous étions croisés avec plusieurs autres visiteurs, nous arrivâmes à la chapelle gothique, réduction en miniature de l’église que nous avions d’abord visitée, puis au fauteuil du diable, gigantesque cristallisation en forme de siége qui se trouve suspendue tout étincelante au-dessus de la bouche noire et mystérieuse d’un abîme sans fond.

Notre guide nous raconta, devant ce puits béant entr’ouvert sous nos pieds, une triste aventure qui s’y était passée quelques années auparavant.

Deux jeunes amants, séparés par l’inflexible volonté de leurs parents, au lieu de s’adresser à la complaisance d’un ministre, avaient préféré s’unir dans la mort et s’étaient précipités dans le gouffre, attachés l’un à l’autre par une ceinture de soie : une lettre et le mouchoir de la jeune fille qu’on retrouva dans la salle firent connaître leur fatale résolution. Les deux familles, désirant leur faire rendre les derniers devoirs, avaient offert des sommes considérables à qui oserait descendre dans le puits sans fond. Notre guide attaché à une corde à nœuds en avait fait la tentative ; mais arrivé à une profondeur de plus de deux cents pieds, il avait été effrayé et étourdi par des bruits mystérieux et une odeur de soufre qui l’avait forcé à se faire remonter précipitamment.

Le brave Irlandais était persuadé que c’était là une des gueules de l’enfer, et accompagnait son récit de force signes de croix.

Cette sombre histoire racontée simplement à la pâle lueur des torches avait jeté de la tristesse parmi nous : je vis même une de nos jeunes compagnes essuyer une larme.

Quelques instants après, quand nous arrivâmes au dôme d’Ammeth et que nous aperçûmes la lumière du jour, nous éprouvâmes tous un sentiment de satisfaction.

Nous avions parcouru au moins une lieue depuis notre départ, et cependant la sortie du dôme d’Ammeth n’est qu’à une faible distance de Mammouth-Hotel : cette lenteur tient aux détours sans nombre qu’on est forcé de faire dans ce labyrinthe.

Notre guide ralluma une torche et s’assura, avant de repartir, qu’il avait tout ce qui lui était nécessaire ; car il s’agissait cette fois d’une excursion de plus de deux lieues avant d’arriver au port de Seréna, d’où l’on sort enfin de ces immenses cavernes.

Nous descendîmes pendant une demi-heure au moins une rampe rapide et continue, où nous n’avancions qu’en tâtonnant, éblouis encore par la lumière du soleil qui venait de frapper nos yeux.

Ce long trajet nous conduisit au dôme de Goram, à six cent cinquante pieds au-dessous du sol : on traverse ensuite une espèce de portail dont les stalactites imitent à s’y méprendre des ogives et des chapiteaux, et on arrive à la mer Morte, grand lac intérieur en communication avec le Styx, petite rivière qui, suivant tranquillement son cours dans les profondeurs de la terre, s’accroît par l’infiltration des eaux pluviales et des nappes d’eau intérieure, et va sans doute se réunir par des canaux souterrains au Green-River, qui contourne la montagne où sont situées les grottes.

C’est dans ces eaux profondes qu’on pêche les sirédons et les poissons sans yeux dont j’ai déjà parlé. Nous nous y embarquâmes sur un bateau qui y attend les visiteurs pour les transporter sur l’autre rive ; cependant, malgré le nom fatal de ce cours d’eau, je dois dire que notre bonhomme de batelier n’avait pas la moindre ressemblance avec le nautonier des enfers, Caron, de sinistre mémoire.

La lueur des torches, reflétée par l’eau, produit dans la nuit profonde un effet impossible à décrire : ce sont des jeux de lumières, des contrastes d’ombres si saisissants, au milieu des ces formes étranges qui vous environnent, qu’aucun pinceau ne saurait les rendre.