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Enfin et surtout à la rigueur de la législation contre le vol.

J’en reviens à la maison de bois dont les dormeurs auraient paru autant de brigands en Europe, et qui, par le fait, n’étaient que des maquignons, des marchands de bœufs et de cochons, et des meuniers parfaitement sales, mais honnêtes.

Nous déposâmes vingt-quatre cents dans la tirelire et nous grimpâmes chacun dans un casier, lord S. et moi.

Malheureusement, il n’y en avait pas deux vides à côté l’un de l’autre, et nous étions séparés par un gros homme qui, couché sur le ventre, ronflait de la façon la plus formidable. Il ne fallait pas songer à l’éveiller, et nous prîmes notre parti de chercher à dormir aussi. Dirk, qui s’était couché sur le sol par mesure d’économie, venait d’éteindre son rat de cave, et tout était retombé dans la plus profonde obscurité.

Les pieds appuyés à la barre de mon cadre, je m’arrangeai tant bien que mal dans mon manteau, et je me serais endormi malgré la dureté de la planche à peine unie par le frottement des corps qui s’y étaient reposés, quand je sentis des picotements suivis de démangeaisons furieuses sur les jambes : il me semblait qu’une foule d’insectes montaient à l’assaut de ma personne : je cherchais à prendre patience. Enfin, étendant le bras, je mis la main sur un cancrelas[1] tout grouillant qui venait souper avec les autres. Pour le coup, je me jetai à bas de mon cadre, au risque de mettre le pied sur la tête de quelque dormeur, décidé à sortir de cet enfer à tout prix : je me fouillai, je n’avais pas d’allumettes : comment retrouver la porte au milieu de l’obscurité ? je me dirigeai à tâtons vers le cadre de lord S***.

« Est-ce vous, me dit-il ? vous ne pouvez pas dormir ?

— Non, je suis dévoré tout vivant, et vous ?

— Moi, pas encore, mais il règne ici une odeur insupportable, je suis suffoqué et j’allais me lever. »

Il frotta une allumette contre la planche qui lui servait de dossier, et nous sortîmes, non sans être accompagnés de nouveaux grognements, mais cette fois plus énergiques.

Il faisait toujours un temps exécrable, et nous passâmes le reste de la nuit appuyés contre un des piliers du hangar dont une partie nous abritait tant bien que mal, un peu consolés par un paquet d’excellents cigares qui y passa tout entier.

Le temps s’étant éclairci une heure avant le jour, sir Henry éveilla le guide qui dormait comme un bienheureux. Dirck alla chercher nos chevaux au milieu de cette fourmilière qui commençait à s’agiter, et quoique arrivés les derniers, nous fûmes les premiers partis.


IV

Cattlesburg. — Une mauvaise diligence. — Lexington. — Francfort. — Louisville.

Le reste de notre voyage s’acheva d’une manière insignifiante, et, trois jours après, nous arrivâmes à Cattlesburg, première ville de l’État de Kentucky, sur la frontière de Virginie. Le pays où nous entrâmes était bien plus habité et par conséquent beaucoup mieux cultivé.

Là, comme je l’avais projeté, nous nous décidâmes à prendre le stage, ou diligence. Dix jours passés à cheval nous avaient fatigués et il nous restait cent vingt milles à faire pour atteindre Lexington où nous devions enfin retrouver le chemin de fer.

Dirk revendit nos chevaux sur lesquels nous ne perdîmes guère que moitié ; nous le payâmes généreusement, ce qui nous attira une foule de compliments obséquieux à la mode irlandaise, et nous nous décidâmes à nous emballer dans le stage.

Nous n’avions pas de chance : la maudite voiture était complète, et nous nous y trouvions entassés comme des harengs dans une caque. Du reste, le stage était fort solidement construit, assez bien suspendu, et contenait neuf places sur trois banquettes horizontales : l’extérieur en était bariolé d’affiches et de réclames flamboyantes de toute espèce : une fois en route et après avoir surmonté le dégoût que nous inspiraient quelques voisins d’une propreté et surtout d’une odeur douteuse, nous dûmes nous applaudir de la compression utile que nous subissions : la voiture, lancée à fond de train, sur des chemins affreux et traînée par un attelage de cinq chevaux ardents conduits à grandes guides, faisait des bonds impossibles et nous aurait certainement brisés, ou tout au moins contusionnés sans le point d’appui que nous prêtaient les autres voyageurs.

À cela près qu’il faisait une chaleur étouffante et qu’un de nos voisins se mit à manger sous notre nez une salade d’oignons assaisonnée d’ail, le voyage se passa parfaitement bien, et nous arrivâmes au milieu de la nuit dans la ville de Lexington.

On nous transporta, nous et nos bagages, au National-Hôtel, le meilleur de la ville, à ce qu’on nous assura, et nous pûmes enfin étendre nos membres fatigués dans un lit confortable.

Lexington est régulièrement bâtie et assise sur un plateau d’où on à une vue magnifique : c’est le siége d’une université célèbre.

Toutefois, comme il n’y a rien absolument à y voir, le soir même nous reprîmes le chemin de fer pour Louisville, principale ville du Kentucky, à une distance de cent milles de Lexington.

Le chemin de fer passe à Francfort, capitale de l’État. Cette ville ne compte pas plus de cinq mille habitants ; elle est bâtie dans une vallée profonde, entourée de rochers, sur le bord de la rivière Kentucky.

À dix heures du soir, nous arrivions à Louisville, où nous passâmes trois jours entiers, pour nous refaire un peu du long voyage que nous venions d’accomplir (voy. p. 81).

Louisville, qui repose sur un plateau à pic à cent pieds au-dessus du fleuve Ohio, est grande et fort peuplée. De la promenade on a sous les yeux les chutes du fleuve, qui, large de plus d’un quart de lieue, se précipite à travers les rochers par mille rapides différents. Le palais de Justice et l’hôtel de ville sont deux édi-

  1. Gros insecte noir et puant qui ressemble à un grillon, mais qui appartient à la famille des blattes.