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VI
Une dernière visite à Halberstadt. — Un intérieur de famille. — Une patache. — Wernigerode. — Hôtel de ville. — Place du Marché. — Château du comte de Stolberg-Wernigerode. — Elbingerode.

De Thale je partis pour Wernigerode en repassant par Halberstadt ; j’ai voulu dire un dernier adieu à cette bonne ville et à sa vieille cathédrale. Le kuester de l’église fut si heureux de me revoir, en souvenir de mon admiration pour son vieux monument, qu’il voulut m’introduire dans son intérieur pour me présenter à sa femme et à sa fille. Le vieux bonhomme portait à sa boutonnière un ordre prussien, et quand je lui demandai s’il l’avait gagné sur le champ de bataille, son regard avait quelque chose de si triste que je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque ; il me répondit, d’un air embarrassé, par ce seul mot : « Waterloo ! » Je lui tendis la main et nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. Il oubliera certainement ce voyageur qui visitait tous les jours la cathédrale et qui de grand matin venait frapper sur les petits carreaux en losanges de sa fenêtre, où deux magnifiques géraniums rouges étaient rangés avec soin. Pour ma part, je me rappellerai toujours ce vieux soldat, vivant en paix entre sa bonne et vieille compagne et leur douce et blonde jeune fille, qui me chantait des lieder du pays en s’accompagnant sur une vieille épinette sur laquelle s’étalait avec orgueil le nom du fabricant, au-dessus de l’inscription de rigueur piano forte, le tout entouré de parafes dont le modèle avait bien certainement été fourni par un ancien maître de calligraphie d’Halberstadt.

Le lendemain, je partis pour Wernigerode dans une patache, en compagnie d’un marchand de bestiaux, d’un professeur de rhétorique et d’un pharmacien ; l’un parlait de ses bêtes, l’autre de ses élèves et le troisième de ses drogues. Quant à moi, je parlais du Broken pour obtenir quelques renseignements ; mais mes trois compagnons étaient si désireux de me faire connaître leurs talents et leurs produits, qu’il me fut impossible d’en tirer rien d’utile pour moi pendant tout le voyage.

La diligence débarqua les voyageurs et leurs bagages dans une rue devant l’hôtel de la Poste. Je me suis installé au Weisser Hirsch sur la place. L’hôtel de ville que je vois de mes fenêtres a beaucoup d’aspect ; sa construction date du seizième siècle. Deux tourelles s’élèvent sur les angles du bâtiment et sont reliées par un balcon sous lequel se trouvent quelques sculptures en bois parfaitement exécutées (voy. p. 57). Un escalier à deux rampes conduit à l’intérieur de l’édifice qui est plus pittoresque que monumental. Quelques vieilles maisons et une fontaine en bronze complètent la décoration de cette place, qui est charmante lorsqu’elle est peuplée des paysans des environs avec leurs costumes variés.

Le château du comte de Stolberg-Wernigerode est bien situé. De ses fenêtres on découvre une belle vue, et il renferme des collections très-remarquables.

Excursion à Elbingerode, aux grottes de BRübeland, et retour par Schierke et la vallée de Rennekenberg ; cette dernière localité est remarquable par ses sites variés, les deux autres sont sans intérêt.


VII
Arrivée à Ilsenburg. — Un guide du Broken. — Départ. — L’Ilsenstein. — Description de l’Ise. — Orage dans la montagne. — Effet imposant. — Le Brokenhaus. — Hauteur du Broken. — Contes populaires. — Spectre du Broken. — Descente. — Charbonniers du Harz. — Harzbourg.

Me voici en route pour le Broken. Le temps, qui a été très-beau depuis mon arrivée dans le Harz, devient sombre : la chaleur est accablante et quelques larges gouttes de pluie tombent lourdement sur la poussière du chemin où elles sont immédiatement absorbées. Pas une feuille ne tremble ; les arbres qui bordent la route sont silencieux et paraissent inquiets ; de grandes bandes de nuages d’un gris verdâtre rayent l’horizon. À gauche du chemin, le Broken se montre au-dessus d’un encaissement de montagnes dont la partie supérieure se découpe fortement sur le ciel ; une brume d’un ton sale et plombé s’étend sur la vallée où tous les détails se confondent. Je hâte le pas, et après une bonne marche, j’arrive à Ilsenburg au moment où la pluie commence à tomber abondamment. Je trouve plusieurs touristes déjà installés à l’auberge : ce temps menaçant les a engagés à attendre jusqu’au lendemain pour faire l’ascension du Broken ; ils me conseillent tous d’en faire autant.

La pluie, torrentielle en ce moment, me rend indécis ; je m’installe sous un auvent où je passe une longue heure à regarder l’eau descendre des montagnes environnantes. La monotonie de cette contemplation me rend plus incapable encore de prendre une résolution, et je rentre à l’auberge : la vue de tous ces gens ennuyés et maussades me rend un peu de mon énergie.

Bientôt je me dirigeai vers la chambre où se tenaient les guides ; tous se levèrent et me firent leurs offres de service pour le lendemain, à l’exception d’un petit homme trapu et robuste qui se trouvait dans un coin de la chambre. Il me regardait d’un air indifférent, puis reprenait sa pose première, les coudes sur les genoux et la tête renfermée dans ses deux larges mains. Ses cheveux roux taillés en brosse et sa barbe d’un ton fauve lui donnaient une physionomie sauvage. Ce fut à lui que je demandai de me conduire sur-le-champ au Broken. Il me répondit brusquement : « Êtes-vous donc bon marcheur pour me faire cette proposition par le temps qu’il fait ? — Oui. — Passerez-vous par les sentiers au lieu de prendre la vilaine grand’route ? — Certainement. — Mais je ne pourrai plus descendre la montagne aujourd’hui. — Soit, je vous garde pour quelques jours. » Il se leva lentement, boucla ses grosses guêtres et prit son crochet pour y mettre mes bagages.

En me voyant arriver, accompagné de mon homme, les touristes rirent sous cape ; l’hôte y prit même une large part et pour cause ; je feignis de ne rien voir et je me mis bravement en marche.