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le point extrême que les Européens venus de Khartoum eussent atteint en remontant le fleuve Blanc. M. d’Arnaud, un ingénieur français qui dirigeait la seconde expédition envoyée par Méhémet Ali, en 1840, pour reconnaître le fleuve, avait cru pouvoir fixer la position de l’île Tchankèr (vis-à-vis de laquelle on fonda plus tard Gondokoro) par 14° 42′ 42″ de latitude nord, et 29° 10′ de longitude à l’est du méridien de Paris. Cette position, qui fut considérée comme incertaine, était en réalité très-rapprochée des chiffres vrais ; mais ce fut une bien autre perplexité, lorsqu’en 1850 le P. Knoblecher annonça que Gondokoro devait être reculé de près de trois degrés à l’ouest de la position donnée par M. d’Arnaud ! Comme les éléments du calcul du P. Knoblecher n’avaient pas été publiés, on n’avait pu les vérifier, non plus que ceux de M. d’Arnaud, et on dut attendre que de nouvelles observations, contrôlées par un astronome, vinssent débrouiller cette inextricable confusion.

Ce n’était pas seulement le point extrême des reconnaissances européennes, c’était le tracé tout entier du fleuve Blanc, qui flottait dans un espace de plus de soixante-dix lieues entre le sud et le sud-est, attendu qu’il n’avait pas été fait d’autre observation entre Gondokoro et Khartoum.

C’est cette incertitude que le capitaine Speke a fait enfin disparaître. Ses déterminations, vérifiées et calculées par M. Airy, de l’établissement royal de Greenwich, donnent pour la position définitive de Gondokoro :

Latitude nord, 4° 54′ 5″,
Longitude est de Paris, 29° 25′ 16″.


II

La source du Nil est-elle découverte ?

Grande question, fort agitée dans le monde géographique, mais qui ne nous paraît pas avoir été posée dans ses véritables termes.

On nous permettra d’y insister un moment.

Pour la Société de géographie de Londres, en tant qu’on peut la regarder comme représentée par son honorable président, sir Roderick Murchison, la découverte est un fait acquis, certain, hors de discussion. Écoutons la voix si pleine d’autorité de l’éminent géologue :

« Dans sa récente expédition avec le capitaine Grant, a dit sir Roderick, le capitaine Speke a prouvé que le grand lac d’eau douce qu’il a nommé Victoria Nyanza est la source principale du Nil Blanc, et cette grande découverte est un des plus beaux triomphes géographiques de l’histoire. Les siècles ont succédé aux siècles ; depuis les temps antiques des prêtres égyptiens et des Césars jusqu’à nos temps modernes, nombre de voyageurs ont essayé de remonter le Nil jusqu’à ses sources : tous ont échoué. En attaquant la même recherche par une route opposée, en partant de Zanzibar, sur la côte orientale d’Afrique, pour gagner la région des sources par les hautes plaines du plateau central qui forme, sous ce méridien, la ligne de partage des eaux entre le nord et le sud de l’Afrique, nos deux braves officiers de l’armée de l’Inde sont arrivés au véritable réservoir d’où s’épanche le Nil. De là ils ont descendu le cours du noble fleuve en se portant au nord jusqu’en Égypte, et démontré ainsi que le fleuve Blanc, qu’ils ont suivi, est le corps du Nil, tandis que le fleuve Bleu n’est qu’un simple tributaire, de même que l’Atbara et les autres affluents. »

Telles sont les paroles que M. Murchison a fait entendre au sein de l’Association britannique pour l’avancement de la science.

Nul plus que nous ne se joint de grand cœur à cette acclamation chaleureuse d’une gloire si bien conquise ; il convient cependant de dominer ce premier élan d’enthousiasme, et, dans la rigueur scientifique, de laisser à la découverte des deux explorateurs son vrai caractère et ses véritables limites. Que le Nyanza soit le réservoir principal du haut Nil, alimenté à la fois par les pluies diluviennes de la zone équatoriale et par les nombreux courants qui descendent des montagnes neigeuses, cela est certainement très-présumable, d’autant plus présumable que cet ensemble de circonstances physiques est en parfaite harmonie avec les informations que le géographe Ptolémée avait recueillies sur l’origine du fleuve, et qu’il nous a transmises. Mais enfin, si forte qu’elle soit, ce n’est qu’une présomption ; et le savant président de la Société de Londres ne pourra nier qu’avant de prendre rang définitif dans la science, cette présomption a besoin d’être constatée par une vérification directe.

La question, d’ailleurs, se complique de considérations dont il importe de tenir compte. Que l’on veuille déterminer, sur la carte ou sur le terrain, la source d’un simple courant, d’une rivière de peu d’étendue, cela ne souffre aucune difficulté ; il n’y a là ni voile mystérieux ni complication physique. Mais il en est autrement quand on veut reconnaître l’origine de ces vastes artères fluviales qui recueillent les eaux de la moitié d’un continent. Peut-on dire avec certitude, parmi les torrents qui descendent du flanc neigeux des Alpes des Grisons, lequel est la vraie source du Rhin ? Est-ce le Mittel, est-ce le Hinter, est-ce le Vorder-Rhein ? À vrai dire, c’est seulement à Coire que le Rhin commence réellement. Il y a beaucoup de hasard dans l’application qui s’est faite du nom des fleuves à leur origine, et il s’en faut bien que les applications consacrées soient toujours d’accord avec la raison physique. C’est ainsi, pour ne pas sortir de notre région alpine, que la vraie tête du Danube, c’est l’Inn, comme la vraie tête du Pô, c’est le Tessin ; car le Tessin, l’Inn, le Rhin et le Rhône, c’est-à-dire les quatre fleuves les plus importants de l’Europe occidentale, rayonnent d’un même groupe de montagnes, d’un massif qui est le nœud central de la chaîne des Alpes.

Si le point initial d’un grand fleuve est un problème si compliqué et d’une solution si difficile même au cœur de l’Europe, que sera-ce donc au fond des contrées barbares et à peine connues de l’Afrique intérieure ?

Ce problème, MM. Speke et Grant l’ont-ils résolu ? Ont-ils même cherché à le résoudre ?