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ai vues, examinées de tous les côtés, contemplées pendant trois jours ; rien ne saurait exprimer leur grandeur. Charles Livingstone, qui a longtemps habité l’Amérique, affirme qu’elles sont bien supérieures de tout point à celles du Niagara. J’en étais à plus de dix milles, que je les entendais rugir ; bientôt j’ai aperçu les immenses colonnes de vapeur dont la masse blanche est couronnée d’arcs-en-ciel. Où je me suis arrêté, le Zambèse n’a pas moins de deux milles de large ; des îles nombreuses l’émaillent de verdure. La plus grande est boisée jusqu’à la rive : un bouquet de baobabs (des tiges de quatre-vingts pieds de circonférence), d’où s’élèvent des palmyras et des dattiers sauvages. Mais revenons aux cataractes : un saut perpendiculaire de plusieurs centaines de pieds, effectué par trente ou quarante nappes de différentes largeurs, qui s’engouffrent dans une crevasse d’au moins deux mille pas, et dont l’issue n’en a pas plus de quarante. Les courants se rejoignent, tourbillonnent, s’entrechoquent et se ruent avec furie au travers de la passe. Vue d’en haut, à l’endroit de cette formidable rencontre, la gorge présente le plus magnifique tableau. Des torrents de flammes sulfureuses s’élèvent de l’abîme jusqu’aux nuages. Une pluie incessante arrose la hauteur qui domine l’autre bord ; les rochers y sont glissants ; la terre, détrempée, y est revêtue d’une herbe toujours verte où viennent paître l’hippopotame, le buffle et l’éléphant.

J’ai suivi le défilé où bondit le Zambèse en aval des chutes : une succession de ravins, de montagnes, d’éboulis de rochers, tout ce qu’il y a de plus affreux pour la marche. Au fond de cette effroyable gorge, le fleuve ne paraît pas plus large qu’un torrent gonflé des Highlands ; qu’on juge de sa profondeur ! Il n’y a bien qu’une issue, et il est merveilleux qu’un pareil volume d’eau puisse s’écouler par un si petit espace.

J’ai canoté sur le fleuve, pendant trois jours, dans toutes les directions ; j’y passerais la moitié de ma vie. Un arbre de l’île qui touche aux cataractes porte les initiales du docteur Livingstone, j’ai eu l’honneur de graver mon chiffre immédiatement après le sien, étant, si j’en excepte les compagnons du célèbre missionnaire, le second Européen qui ait vu ces chutes, et le premier qui m’y sois rendu de la côte orientale.

Dans la description qu’il en a faite, Livingstone est resté bien au-dessous de la vérité ; la crainte d’exagérer l’a induit en erreur, il avoue, du reste, qu’il est mauvais juge en fait d’espace. Chez moi, au contraire, le coup d’œil est exact ; pour acquérir cette rectitude, j’ai constamment étudié les distances depuis de longues années, mettant à profit tout ce qui pouvait m’en fournir l’occasion. Je n’ai presque jamais tiré en plaine sans estimer d’abord le nombre de pas qui me séparaient de la pièce, nombre que je vérifiais ensuite ; et je suis arrivé de la sorte à me faire une idée juste de l’éloignement. Il est étonnant de voir à quelle distance, en dehors de la portée des balles, ceux qui n’ont pas cette habitude attaquent le gibier de ce pays-ci ; l’atmosphère, dans cette région, est tellement transparente, que les objets lointains y paraissent beaucoup plus près qu’ils ne le sont réellement.

Tout s’est bien passé pendant mon absence. La veille de mon départ, vers le soir, je tombai sur une troupe d’éléphants ; il ne restait plus qu’une heure de soleil, je n’avais pas de temps à perdre, cette région n’ayant presque pas de crépuscule. J’étais bien monté, je partis à toute bride, et, tirant avec fougue et de très-près, je tuai cinq bêtes avant que la nuit fût close. Toutefois la mieux armée m’a échappé ; elle a reçu ma balle exactement à l’endroit voulu, et je ne crois pas qu’elle soit allée bien loin ; mais elle est morte sans bénéfice pour moi. Je me promettais bien, en revenant, de faire de nouvelles conquêtes ; mais je suis resté deux jours à cheval sans rien trouver ; les éléphants sont peu communs, on doit en profiter quand par hasard, on en rencontre. Il est rare, néanmoins, d’en tuer cinq en moins d’une heure. Un chacal gris, dont la queue orne mon chapeau, et un superbe mâle d’antilope ronane ont complété cette chasse, la plus belle que j’aie faite de l’année.

9 septembre. — Me voilà tout démonté ; Snowdon est mort, Kébon a le pied tellement plat qu’il ne vaut rien dans les pierres, et il boîte à ne pouvoir courir. Enfin mon pauvre Férus, le meilleur de mes chevaux, est tombé dans une fosse où un épieu lui a traversé la poitrine. Que de services ne m’a-t-il pas rendus ! Un buffle que j’essayais de ramener vers le camp, après l’avoir blessé, fondit sur moi avec rage. Férus était le seul qui pût me sortir de là sain et sauf ; il eut, pendant cent yards, la bête furieuse sur les talons. Quand cette bête enragée ne fut plus qu’à six pieds de la croupe de mon cheval, profitant d’une éclaircie, je me retournai à demi sur la selle ; j’envoyai au buffle un coup de fusil qui lui perça l’oreille droite et lui rasa l’échine sans lui faire aucun mal. Néanmoins il abandonna la poursuite, je rechargeai, mis pied à terre, et cette fois, ma balle lui traversant les poumons, le buffle tomba pour ne plus se relever.

Tout cela s’était passé dans le fourré d’attends-un-peu, et mes habits me furent littéralement arrachés. Mais il n’y avait pas de viande au camp, il n’était pas probable qu’on pût s’en procurer bientôt, et c’est pour cela que je ne renonçais pas à mon buffle, chose téméraire, car c’est un animal qui ne se laisse pas poursuivre.

20 septembre. — L’autre jour la cheminée de mon fusil est restée dans le tourne-vis, j’ai eu beaucoup de peine à l’en faire sortir ; mais enfin j’y suis parvenu sans l’avoir endommagée. Pendant que j’étais en train j’ai coulé trois livres de plomb dans la crosse, afin d’amoindrir le recul ; j’ai la joue droite en capilotade, y compris la mâchoire ; à tous les coups, le sang me ruisselle dans la bouche. Il faut des charges énormes pour le gibier sud-africain ; six drachmes (vingt-deux grammes) sont la plus faible dose, et cette année ma poudre est excellente.

Cette nuit j’ai veillé au bord de l’eau, moins avec l’espérance de tuer quelque chose, que pour rassurer Boccas.