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vaincre et me décidai à rejoindre les fugitifs, à m’enquérir de leurs griefs, et à leur offrir toutes les réparations qui étaient en mon pouvoir. Sous l’influence de ce bon mouvement, je donnai l’ordre à Matakit de réunir les chevaux ; mais on ne les trouva nulle part.

Cette pensée me frappa tout à coup : ils étaient cinq, ils en auront pris chacun un. Je dis à Inyous de venir les chercher avec moi. Nous nous séparâmes, sachant bien que les larrons avaient dû s’écarter du chemin pour dissimuler leurs traces, et Inyous finit par tomber sur les doubles empreintes des hommes et des chevaux.

Nous les suivîmes jusqu’à l’endroit où l’on ne voyait plus que ces dernières, c’est-à-dire où les fugitifs étaient montés à cheval. Deux piétons poursuivant cinq cavaliers ! l’entreprise était folle. Je restai pendant quelques minutes dans une rêverie profonde, puis je me rappelai qu’il n’y avait personne au wagon, et que je pouvais perdre mes vingt bœufs tout aussi bien que mes chevaux. J’appelai Inyous pour retourner au camp : pas de réponse. Je fis retentir le bois de mes cris ; je tirai un coup de fusil destiné à l’éléphant : la détonation fut effroyable ; toujours le silence. Ils étaient tous partis ; l’abandon était complet.

Je revins au camp le plus vite possible, et n’y retrouvai que mon petit Léché, endormi sous un arbre, au milieu de ses pleurs. Après avoir consolé de mon mieux le pauvre enfant, je me mis à la recherche des bœufs qui s’étaient échappés ; je finis par les réunir, me hâtai de regagner le kraal, allai chercher de l’eau et du bois, lavai les plats et la marmite que mes gens avaient laissés pleins de graisse. Je découvris alors qu’il y avait une grande différence entre faire une chose et la commander aux autres.

Jusque-là je n’avais pas eu le temps de réfléchir. Mais quand j’eus couché le bambin et que je me trouvai seul devant le feu, ma situation m’apparut dans toute sa gravité.

Étant dans une position difficile.

Je maudis mille fois mon fol orgueil ; j’aurais dû tout accorder à mes hommes plutôt que de m’exposer à leur abandon ; je n’avais pas même essayé de le conjurer. La nuit fut horrible : quatorze heures de ténèbres, car nous étions en hiver ; je n’en souhaite pas une pareille à mon plus mortel ennemi. Quand par hasard quelques minutes d’un sommeil agité venaient interrompre mes réflexions, ce n’était que pour me sentir plus seul, plus désolé au réveil. Je pensais à me rendre au lac ; j’y serais allé à pied ; mais il fallait suivre la rivière, pas d’autre moyen d’y parvenir ; la tâche était difficile, et comment abandonner Léché, le laisser mourir de faim et de soif ? Je ne supportais pas cette idée-là. Si vous l’aviez vu, chancelant sur ses petites jambes, armé d’un bâton deux fois grand comme lui, m’aider à réunir les bœufs et à les faire entrer dans le kraal ! Si vous saviez tout le chemin qu’il avait fait pour aller chercher le veau, et sans que je le lui eusse dit ; j’en avais les yeux pleins de larmes. Il était couché devant moi, pauvre bébé ! lui aussi avait de l’inquiétude ; il comprenait que les choses allaient mal ; il se réveillait en sursaut, cherchait mes pieds, les touchait bien doucement, et retournait à sa place. C’est ainsi que nous passâmes la nuit. Le jour vint à paraître ; j’allai chercher de l’eau et du bois, je me fis du café, donnai à déjeuner à l’enfant, et détachai les bœufs. Tout à coup j’entendis parler sur la rivière ; j’appelai et déchargeai mon fusil. Au bout de quelques instants une pirogue traversait les roseaux, et j’y voyais trois Cafres. Hélas ! je n’avais que quatre mots dans mon vocabulaire : bonjour, marche, verroterie et wagon ; il n’y eut pas moyen de nous entendre, même par signes. Je les quittai désespéré.