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l’Afrique australe avec trois Cafres, deux Hottentots, un homme de suite, un wagon et son conducteur, sept chiens, dix-huit bœufs de trait, une vache et son veau, et cinq chevaux de selle. J’ai des munitions, des grains de verre, du fil de cuivre, des épices, de la farine, etc., au moins pour un an ; plus une douzaine de bouteilles d’eau-de-vie, et un tonneau de bon madère du Cap. Enfin il y a là une forte provision de viande, qui est en train de sécher. Depuis notre départ, une foule d’élans et de girafes sont tombés sous nos balles. Il m’est arrivé de découvrir du chariot une petite troupe de cinq élans et, je le dis à regret, nous les avons tués tous. Mais cette boucherie avait une excuse ; nous n’avions pas moins de cent cinquante Cafres à nourrir, et pas un atome de cette masse de viande n’a été perdu. Hier, deux magnifiques girafes sont restées pendant une demi-heure à quatre cents pas du wagon ; mais ayant à manger pour les hommes et pour les chiens, je les ai laissées tranquilles.

Je voudrais, s’il est possible, aller jusqu’aux rives du Chobe ; malheureusement j’ai un chariot qui ne m’inspire pas de confiance ; il y a vingt-sept ans qu’il est fait, et sa membrure est passablement disjointe. On peut encore la faire tenir au moyen de cuir vert de rhinocéros ; mais nous avons assez de maux à supporter dans ce pays sans y ajouter la crainte de voir notre chariot nous laisser là, en plein désert.

À part ce contre-temps, je crois avoir tout ce qu’il faut pour explorer cette région : la santé, la force, l’habitude du climat, un fonds inépuisable de bonne humeur, et un certain art de gagner les indigènes : Cafres et Hottentots sont toujours disposés à faire ce que je leur demande. Cela tient sans doute à ce que je prends ma part de toutes les fatigues, et me préoccupe de leur bien-être au moins autant que du mien. Je n’ai ici aucun lien de famille ou d’amitié qui me retienne, pas de larmes au départ, de regrets énervants, d’inquiétude qui pressent le retour. Je suis heureux partout, m’arrange de tout ce qui arrive, et n’intéresse à tout. J’ai un rifle de Witton, à double rayure, l’arme la plus parfaite que j’aie jamais possédée ; quelle que soit la charge, elle est d’une justesse rigoureuse ; et avec une balle conique et six drachmes de poudre fine (vingt-deux grammes environ), je n’ai rien vu d’égal à sa puissance ; mais elle a un recul tellement fort que j’ai peur d’en être désarçonné. L’année prochaine, si je suis encore de ce monde, j’espère bien me mettre en campagne avec trois chariots solides, des bœufs, des chevaux, des fusils, des munitions, tout à l’avenant, et je me rendrai où m’appellent mon humeur vagabonde et ma passion des aventures ; il faudra alors que je sois bien malheureux pour ne pas faire bonne chasse. En attendant prenons une tasse de thé.

2 mai. — Hier j’ai poursuivi une girafe qui m’a fait faire une très-longue course ; j’étais mal monté ; j’avais pris Manelle, un cheval court et trapu, sans vitesse aucune ; j’ai eu cependant la bête qui est tombée au cinquième coup. Mes éperons, j’en suis tout confus, étaient bourrés du poil de mon cheval au point de n’être plus d’aucun service. En mettant pied à terre je vis avec indignation que cet affreux Manelle n’était pas même essoufflé ; c’était paresse et non manque de vigueur. Aujourd’hui, je montais Broon, une grande et forte bête de seize palmes, et bien autrement trempée que Manelle. Cette fois la girafe a été tuée du premier coup, après une poursuite d’environ mille mètres, à une vitesse effrayante ; John, mon after-rider, qui est excellent cavalier et dont le cheval est loin d’être mauvais, n’a jamais pu soutenir l’allure ; il a été distancé en un clin d œil.

La girafe se fait parfaitement chasser : une poursuite entraînante ; c’est un beau sport ; mais ici elle est d’un farouche qui permet rarement de l’approcher à plus de cinq ou six cents yards. Il est vrai que, si elle part à cette distance, elle n’a recours à toute sa vitesse que lorsque vous n’êtes plus qu’à une soixantaine de pas. Vous la voyez alors tordre la queue et fuir avec la rapidité du vent. Il y a quelques jours, une femelle, à qui ma balle avait traversé le cœur, lancée à fond de train, alla se jeter dans la triple enfourchure d’un bauhinia, où elle demeura prise par le cou à douze pieds de hauteur, et mourut ainsi enclavée.

Elle demeura prise par le cou.

Nous sommes depuis quinze jours, sur les bords de la Zouga, une rivière très-large ; pas moyen de la traverser ; j’ignore la direction du courant, et aussi loin que la vue peut s’étendre, on n’aperçoit que des roseaux tellement épais qu’il est impossible de s’y frayer un passage. Il y a là une remise assurée pour tout le gibier sud-africain. Je n’ai jamais rien vu de pareil, et mes hommes prétendent qu’il en est partout de même, d’ici au lac Ngami.