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tement et me livra un nouvel assaut. La moitié d’un buisson nous séparait à peine : il était à dix pas, le regard plein de rage, la face inondée de sang. Je l’avais frappé entre les deux yeux, mais trop bas pour que la blessure fût mortelle. Il me chargea de nouveau, et je ne lui échappai cette fois littéralement que de l’épaisseur d’un cheveu. Pendant tout ce temps-là, quelques minutes, qui pour moi furent des heures, pas un Cafre, pas même l’un de mes chiens ne vint à mon secours en détournant son attention. Ils savaient pourtant ce qui se passait, ils devaient l’entendre.

Il ne restait plus entre nous que les débris écrasés du buisson ; j’avais l’œil rivé sur les yeux du buffle ; celui-ci recula d’un pas, baissa la tête comme s’il voulait charger, et pendant deux minutes cette mince broussaille de quatre pieds de haut fut la seule chose qui me sépara de l’ennemi.

La moitié d’un buisson nous séparait a peine.

C’est à peine si je peux dire comment j’évitai sa dernière attaque. Je jetai mes deux bras en avant, me repoussai moi-même de son corps, et m’enfuis aussi vite que possible l’entraînant sur mes pas ; son haleine me brûlait le cou ; deux enjambées de plus et rien ne pouvait me sauver ; mais le sentier tournait à droite, et passant près de moi comme la foudre, le buffle alla tomber ans un effroyable hallier d’où il débucha, portant sur les cornes une demi-charretée d’épines.

Il arrivait dans une clairière : je me couchai sur le dos, au milieu du fourré, pour l’empêcher de me voir ; et juste au moment où il sortait du bois, je lui envoyai la balle de mon premier coup que je n’avais pas pu tirer. Elle l’atteignit à l’extrémité supérieure de la dernière côte du flanc gauche, en face de la hanche. Il releva la queue, fit un bond effrayant, se précipita dans un tissu d’épines, tellement fort et serré que je ne comprends pas comment il y pénétra ; il y pratiqua néanmoins une trouée de deux cents yards et tomba mort, en exhalant ce mugissement étouffé si doux à l’oreille du chasseur.

Mes fidèles Amatongas descendirent aussitôt des arbres où ils s’étaient réfugiés et m’accablèrent d’éloges. Peu sensible à leurs compliments, je voulus en retour leur reprocher leur couardise ; mais il se trouva que j’avais perdu la parole. Ce n’est que longtemps après que je recouvrai le libre usage de ma langue, et je fis vœu de ne plus chasser le dimanche en connaissance de cause.

J’étudiai ensuite différents coups sur mon buffle. Après examen, je lui trouvai le cerveau tellement étroit qu’il y a très-peu de chances d’y atteindre, et, dans ce cas-là, vous ne blessez pas la bête. Ma balle s’était logée entre les yeux, à deux pouces environ de la cervelle : nous la retrouvâmes au sommet du crâne, à un pouce du trou cervical, et ce n’en était pas moins un coup manqué.

À cinq ou six jours de là, en poursuivant un rhinocéros blanc qui finit par m’échapper, j’en trouvai un noir qui fut tué sur le coup, d’une balle derrière l’épaule. Je fis dresser ma tente auprès de lui avec l’espoir de coucher bas un léopard, lorsque la nuit serait venue ; mais l’obscurité fut trop profonde pour qu’on pût rien distinguer, et les loups, les chacals et les hyènes firent un sabbat que je n’ai jamais eu le désir de réentendre. Ils se disputaient chaque bouchée, se battaient, se pourchassaient avec rage ; les coups que je tirais sur eux ne produisaient aucun effet. Dans la lutte, ils roulaient sur les cordes qui fixaient ma tente, et me réveillaient en sursaut du mauvais sommeil où je tombais par instants. Mes Cafres m’avaient bien dit de ne pas coucher là ; ils avaient été dormir à trois ou quatre cents mètres, et si j’avais pu le faire dans l’ombre, j’aurais été les rejoindre.

Le lendemain matin, le rhinocéros avait disparu ; les hyènes et les loups n’en avaient rien laissé. Un buffle, cinq rhinocéros noirs et un sanglier pâturaient paisiblement à trois cents pas de ma tente.

Je me gardai bien de troubler leur repas, car nous avions plus de viande qu’on ne pouvait en consommer ; les chiens devenaient obèses, et mes Cafres eux-mêmes ne touchaient qu’aux morceaux friands.

Le 22 novembre je gagnai la Sainte-Lucie à travers un pays déchiré, tout montagnes et rocailles. Après avoir été grillé par le soleil, au point de craindre une fièvre cérébrale, en attendant qu’une femelle de coudou, la sentinelle de la troupe, eût disparu sur l’autre versant, je fondis tellement à l’improviste sur la bande, que, bien que les coudous s’enfuient d’ordinaire à la moindre alerte, ceux-ci restèrent cloués sur place ; et je tirai de mes deux coups deux mâles superbes, à moins de vingt-cinq pas.

J’entendis les balles frapper et produire le bruit d’une bouteille qui se débouche ; mais, voulant avoir les deux bêtes, je manquai l’une et l’autre. C’était mortifiant ; je me sentis rabaissé à mes propres yeux. Je n’avais plus de chapeau, le soleil me dévorait ; pour comble d’infor-