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exactement au Lido, qui s’élève entre l’Adriatique et les lagunes de Venise.

La dehesa, élevée de quelques pieds seulement au-dessus du niveau de la mer, est un terrain complétement inculte, comme l’indique son nom, qui sert ordinairement à désigner les terres abandonnées qu’on rencontre dans certaines parties de l’Espagne. Les pins rabougris, les lentisques, les térébinthes, les daphnés sauvages aux fleurs embaumées y croissent en abondance au milieu de joncs appelés alfalfa, et de ronces épaisses qui servent d’abri au gibier, et font de cet endroit un des meilleurs terrains de chasse qu’on puisse voir.

Nous suivîmes la dehesa dans toute sa longueur, et nous fîmes ainsi quatre bonnes lieues en comptant les détours, tirant de temps à autres quelques lapins que nous faisions lever, ainsi que les bécasses et les perdrix rouges sur lesquelles tombait en arrêt notre unique chienne, qui avait nom Paloma. Nous approchions de l’extrémité du lac, et nous avions dépassé le canal au moyen duquel il communique avec la mer.

Depuis quelque temps déjà nous marchions en silence quand nous entendîmes retentir deux coups de fusil, plusieurs fois répétés par les échos voisins ; au bout d’un instant nous aperçûmes Doré qui accourait vers nous d’un air triomphant, tenant un lapin à chaque main. Il venait de terminer notre chasse par un coup double superbe, que Charles X lui-même n’eût pas désavoué.

Ce bel exploit le dédommagea un peu de l’absence des phénicoptères, qu’il cherchait en vain depuis le matin, et dont il avait grande envie de tuer quelques-uns pour continuer à mériter le surnom que nous lui avions décerné.

En outre, voulant nous dédommager du souper nauséabond que nous avions fait la veille, il s’était promis de nous faire servir un plat composé de langues de cet oiseau, mets si estimé chez les Romains, et qui figurait, nous dit-on, dans les repas d’Apicius, de Caligula et d’Éliogabale.

Fatigués par plusieurs heures de marche et par la chaleur qui, malgré la saison avancée, commençait à devenir suffocante, nous terminâmes notre journée en assistant à une partie de pêche, pour laquelle nous avions donné rendez-vous à un pescador de Sueca, petite ville située à la pointe méridionale du lac.

La pêche de l’Albuféra n’est pas moins abondante que la chasse : elle approvisionne le marché de Valence d’une quantité de poissons, et particulièrement d’anguilles ; nous en prîmes un assez grand nombre, ainsi que des poissons appelés llobarros, qui nous parurent être les mêmes que les loups qu’on pêche sur les côtes de Provence. Mais c’est pendant les nuits sombres que se font les plus belles pêches, d’après ce que nous assura notre brave pescador, et principalement lorsqu’un vent d’est vient se joindre à l’obscurité de la nuit : alors les anguilles se prennent par centaines, et les nasas, espèces de grands réservoirs ovales en osier, dans lesquels on conserve les poissons, ne sont pas assez larges pour les contenir.

Il était temps de dire adieu aux plaisirs du sport valencien ; je proposai donc à mes compagnons d’aller passer la nuit à Cullera, jolie petite ville près de l’embouchure du Jucar. De là nous devions nous rendre à Alcira et à Carcagente, et nous reposer de nos fatigues à l’ombre de leurs bois d’orangers, si célèbres dans le pays. Ce plan fut adopte l’unanimité ; nous montâmes de bon matin dans une tartane que nous avions frétée la veille, et après avoir cheminé pendant quelques heures en vue de Jucar, dont les eaux apportent la fertilité dans toute la contrée, nous vîmes les bois d’orangers dessiner à l’horizon leur grande masse d’un vert sombre, et nous entrâmes dans Alcira.

Marchand, à Alcira.

Les environs de cette ville, ainsi que ceux de Carcagente, autre petite ville qui n’est qu’à une petite distance, ont le privilége d’approvisionner Paris de la plus grande partie des oranges qui s’y consomment, et que les petits marchands vont criant dans les rues de la capitale sous le nom de la belle Valence !

Du reste on se tromperait bien si on croyait que, sous un si beau climat, la culture des orangers n’exige pas des soins très-attentifs et presque de chaque instant. D’abord, ces arbres ne prospèrent pas dans tous les terrains indistinctement : les champs qui leur conviennent le plus particulièrement sont ceux d’une nature sablonneuse et légère. Des arrosages assez fréquents sont nécessaires : ils doivent avoir lieu environ tous les vingt