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servir d’orchestre à quelques groupes de danseurs, en marquant le rhythme saccadé de la Jota aragonesa, ou de la Rondalla valencienne.

Quant aux chasseurs, on les voyait çà et là occupés à préparer leurs armes, car on entendait dire de tous côtés que la grande battue, batida, n’allait pas tarder à commencer. Vers le milieu du lac, nous apercevions de place en place comme de grandes taches noires qui s’étendaient sur plusieurs centaines de mètres de longueur ; c’étaient des bandes d’oiseaux aquatiques, tels que des canards sauvages, des macreuses, qu’on appelle ici des cercetas, et une quantité d’autres volatiles d’espèces plus ou moins rares, qui se reposaient tranquillement sur la surface de l’eau, sans se douter de la guerre acharnée qu’on allait leur faire.

Le signal de monter en bateau nous fut enfin donné ; toutes les embarcations se mirent en mouvement avec beaucoup d’ordre, et commencèrent à se diriger vers le centre du lac en formant une ligne immense. À mesure que nous avancions, les bateaux qui formaient les deux extrémités de la ligne se rapprochaient peu à peu, en décrivant une courbe, de manière à envelopper le gibier. Une des bandes, composée de plusieurs milliers d’oiseaux, s’éleva d’abord en l’air, et s’étendit comme un grand nuage noir qui se détachait sur le bleu du ciel. Des décharges répétées, semblables à des feux de tirailleurs, ne tardèrent pas à se faire entendre dans plusieurs directions et à devenir de plus en plus nombreuses, à mesure que le cercle formé par les embarcations allait se rétrécissant. Les oiseaux continuaient à s’envoler par milliers, et notre tour de les saluer au passage arriva enfin. Notre première décharge abattit quelques macreuses au plumage d’un noir brillant et quelques canards sauvages. Bientôt le gibier, pourchassé de tous côtés et obligé de forcer la ligne des chasseurs, devint encore plus abondant ; nous avions à peine le temps de ramasser les victimes et de recharger nos fusils.

Après une fusillade longtemps prolongée, les oiseaux avaient fini par chercher un refuge vers les extrémités opposées du lac ; mais leur repos ne fut pas de longue durée : les embarcations se formèrent de nouveau en ligne et se dirigèrent vers les points ou s’étaient abattus les volatiles, qui n’en pouvaient mais. La petite guerre recommença de plus belle, et la même manœuvre plusieurs fois répétée, força de nouveau le gibier à passer à portée de nos coups. Mais un incident inespéré qui marqua une des dernières battues, fut la mort d’un phénicoptère qui tomba sous le plomb de Doré, et qui mesurait plus d’un mètre de longueur. Ce beau succès lui valut beaucoup de félicitations de tous nos voisins, qui s’empressèrent de le proclamer un très-adroit chasseur, muy diestro cazador (p. 361).

En somme, notre chasse avait été très-fructueuse : un nombre respectable d’oiseaux de passage, dont plusieurs nous étaient tout à fait inconnus, étaient rangés au fond de notre barque. La plus grande partie des embarcations avait déjà gagné le rivage, et c’était à qui rejoindrait le plus vite sa tartane, car le jour commençait à baisser. Quant à nous, qui avions obtenu pour le lendemain la permission de continuer notre chasse sur les bords du lac et d’y joindre une partie de pêche, nous avions résolu d’aller coucher à Cilla, petit bourg à peu de distance. Arrivés à la posada, nous nous empressâmes de remettre à notre posadero notre gibier, sur lequel nous comptions pour faire un excellent souper ; il nous le servit, en effet, nageant dans des flots de sauce à l’huile rance. Aussi ce repas nous est resté dans la mémoire comme un des plus détestables qu’il nous soit arrivé de faire en Espagne.

Le lendemain, dès le point du jour, Doré vint nous réveiller. Ses succès de la veille l’empêchaient de dormir, et nous l’avions surnommé le tueur de phénicoptères ; mais il lui tardait de se mesurer avec les lapins, qu’on nous avait dit être assez abondants entre l’Albuféra et la mer. Nous nous remîmes donc en marche, et nous ne tardâmes pas à arriver au bord du lac, qui avait repris sa tranquillité si troublée la veille. De nombreuses bandes d’oiseaux se dessinaient çà et là sur sa surface bleue, comme de longues lignes noires, et personne ne se fût douté qu’on en eût tant détruits la veille. Chemin faisant je racontai à Doré un genre de chasse pratiqué autrefois sur l’Albuféra.

Suivant le récit d’un voyageur allemand, nommé Fischer, imprimé à Leipsick vers le commencement de ce siècle, les fusils étaient alors ingénieusement remplacés par des obusiers qu’on déchargeait sur les volées d’oiseaux qui s’élevaient en l’air. Nous regrettâmes infiniment de ne pouvoir mettre en pratique le moyen à la fois si simple et si expéditif indiqué par le compatriote du baron de Munchausen.

Une des plus ravissantes promenades qu’on puisse faire dans les environs de Valence, c’est de suivre les bords de l’Albuféra ; seulement cette excursion n’est guère praticable qu’en hiver ou en automne.

La chaleur qui règne pendant l’été est vraiment tropicale, et en outre, les innombrables moustiques qui pullulent pendant cette saison rendent alors ces parages tout à fait inhabitables. Aussi les maisonnettes aux murs blanchis à la chaux, casas de recreo, qui servent de rendez-vous de chasse aux habitants de Valence et des villes environnantes, sont-elles toujours abandonnées pendant les mois les plus chauds de l’année : les pêcheurs eux-mêmes sont obligés, à l’époque des grandes chaleurs, d’aller coucher dans des villages à quelque distance, sous peine d’être dévorés par des nuées de mosquitos.

Tout en longeant les bords du lac, et en tirant çà et là les bécassines, sarcelles, et autres oiseaux que nous forcions à quitter les roseaux touffus où ils se cachaient, nous arrivâmes à la dehesa, où notre ami qui nous servait de guide nous avait promis que nous trouverions quelques lapins. Cette langue de sable, qui a tout au plus une demi-lieue de large sur une longueur de plus de trois lieues, sert de séparation entre les eaux de l’Albuféra et celles de la Méditerranée, et peut se comparer