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ferait passer pour un marchand de bric-à-brac, et j’y découvris une loupe, une paire de lunettes du vieux style, c’est-à-dire à verres ronds, avec lesquels Sa Majesté en second a l’air d’un gorille sans poil, un petit pain de savon marbré (elle en avait besoin), un flacon d’eau de Cologne et une bouteille de cognac. Cette dernière fut ouverte séance tenante et par ma foi jugée fort bonne.

Je me mis donc en frais ; mais il fallait bien récompenser ces pauvres gens ; car enfin le roi est complaisant et bon pour moi ; il se charge de mes lettres ; c’est lui-même qui les portera à Bangkok, où il va, je crois, prêter son serment d’allégeance et de vassalité. Il est donc bien heureux qu’il ne comprenne pas le français, car si le « lâche abus » du système de curiosité postale transmis à ses descendants « par le grand roi qui trahit la Vallière… » avait pénétré jusque dans ce pays, je risquerais fort d’être pendu au sommet du plus grand arbre qu’on pourrait trouver, sans même recevoir un premier avertissement.

Je distribuai ensuite aux princes des estampes dont j’avais fait provision à Bangkok, de beaux cavaliers la lance au poing, des Napoléon le Grand à deux sous, des batailles de Magenta, des Victor-Emmanuel, des Garibaldi, très-enluminés de blanc, de bleu et de rouge, des zouaves, des clous à tête dorée, de l’eau-de vie camphrée, etc. Il fallait voir comme ils étaient heureux et contents, ne regrettant tous qu’une chose : mon départ de la capitale avant d’avoir épuisé en leur faveur le fond de mon sac à jouets.

Mon troisième domestique song, que j’avais engagé à Pakpriau, m’a demandé avec instance de le laisser retourner à Bangkok à la suite du roi de Luang-Prabang. J’ai tout fait pour le retenir, mais il paraît opiniâtre et décidé. Je ne puis le contraindre à rester. Je lui ai payé ses gages jusqu’à ce jour et lui ai donné une lettre pour Bangkok, où il touchera ce qui sera dû pour tout le temps qu’il mettra à retourner.

Je crois qu’il avait le mal du pays. J’éprouvais moins de sympathie pour lui que pour mes autres serviteurs. Il est vrai que je ne l’avais que depuis peu. Il devait ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire avec moi, peut-être tous les deux. Je l’ai beaucoup prié de rester, mais en vain ; il fallait se presser, le roi devait partir le surlendemain. Je louai donc un bateau pour le conduire à la ville ; le bon petit Phraï, ce matin, l’a conduit et recommandé de ma part à un vieux bonhomme de mandarin de ma connaissance.

Je lui ai donné tout ce qui lui sera nécessaire pour son voyage, même s’il dure trois mois ; il ne manquera de rien, et à son arrivée à Bangkok il se trouvera possesseur d’un petit pécule. Au moment de partir, il est venu me saluer en se prosternant ; je l’ai relevé en lui prenant les mains : alors les pleurs, puis les sanglots, sont venus, et c’est ainsi qu’il a passé de la rive au bateau. À mon tour, lorsque je me suis trouvé seul dans ma hutte, mon cœur s’est gonflé et un torrent de larmes s’est échappé de mes yeux.

Quoique soulagé, je ne sais quand je retrouverai le calme complet, car je verrai souvent, et le jour et la nuit, ce pauvre garçon dans le bois, malade peut-être et au milieu de gens indifférents ou durs. Si c’était à recommencer, je m’opposerais à son départ, et pour rien au monde je ne céderais à son obstination ; et cependant, s’il était tombé malade ici, s’il était mort, quels reproches ne me serais-je pas adressés ! Il m’était confié par le bon P. Larnaudy. Que Dieu l’accompagne, ce pauvre enfant, et le préserve de tout accident et de toute maladie durant ce pénible voyage.

Femme de Laos. — Dessin de Janet-Lange d’après M. Mouhot.

Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, simples et naïfs. Ils ont naturellement le vol en horreur ; on raconte qu’un de leurs rois faisait frire les voleurs dans une chaudière d’huile bouillante ; mais depuis les ravages des dernières guerres, on commence à trouver