Page:Le Tour du monde - 08.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et sauf ce pauvre jeune Phraï, compagnon fidèle de mes travaux, de mes fatigues, et dont le dévouement semble à l’épreuve de la mort. Mes deux serviteurs sont un peu épuisés par la fièvre et un commencement de dyssenterie, mais ils ne m’en suivent pas moins pleins d’entrain et de gaieté, et me montrent un attachement de tous les instants…

À cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se trouve le mont Sake, et à deux milles au de là toute trace d’habitation cesse jusqu’à Boatioume. Les bords solitaires de la rivière gagnent en charme et en pittoresque ; tantôt ce sont de belles roches de calcaire couvertes en maints endroits d’une croûte de matières ferrugineuses, et d’où découlent des sources bruyantes qui, douées de la propriété d’incrustation, laissent partout sur leur passage des dépôts de formes curieuses ; tantôt des monts qui s’élèvent abruptement à une grande hauteur, et renferment des grottes plus ou moins profondes et ornées de stalactites ; enfin de gracieux lits de sable, et des îlots où s’étendent pour se chauffer au soleil une foule d’iguanes ; partout c’est une riche végétation entremêlée d’élégantes touffes de bambous. Là s’ébattent et se querellent des troupes de chimpanzés sur lesquels s’exerce l’adresse de Phraï, et qui lui procurent des repas délicieux.

Une visite pendant la sieste. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.

Nous montions une pirogue très-légère, de sorte que le premier jour nous dépassâmes des bateaux de Petchaboune qui l’avant-veille étaient partis de Khao-Khoc ; car le courant est encore assez rapide, lors même que les eaux sont déjà si basses qu’en maints endroits il faut traîner les embarcations sur le sable, et que les perches remplacent partout les avirons.

Les tigres, assez rares à Khao-Khoc, sont beaucoup plus communs aux environs de Boatioume où ils détruisent beaucoup de bétail. Les crocodiles y sont également en beaucoup plus grand nombre. Avant-hier, de notre barque, j’en tuai un d’une grosseur énorme, le plus grand que j’eusse vu jusqu’à présent. Un Laotien, ancien chasseur renommé pour son adresse et son courage, m’a raconté, au sujet de ces amphibies, l’anecdote suivante : « Un alligator dormait sur le sable, tout près de la rivière, la gueule ouverte. Un tigre, venu là pour se désaltérer, s’approche et y fourre sa patte ; le croc se referme et le tigre est aussitôt entraîné sous l’eau. À force d’efforts, il parvient cependant à ramener au rivage son adversaire, qui à son tour l’entraîne une seconde fois. De nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile l’emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin la balle du vieux chasseur ayant frappé le tigre, les deux adversaires disparurent, ne laissant à la surface de l’eau qu’un filet de sang. »

Henri Mouhot.

(La fin à la prochaine livraison.)