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une partie quelconque du corps humain, et qui doit à cette circonstance de devenir le dieu lare du foyer, le protecteur qui en écarte tous les mauvais génies.

Tous les jours nous organisons une nouvelle chasse dans les forêts ; cependant ici, quand on ne croit chasser qu’aux insectes ou aux oiseaux, il arrive que le bruit de la voix, ou la détonation de nos fusils dans ces profondes solitudes, répétés par les échos de la montagne, fait sortir les animaux féroces de leurs repaires. Hier, après une chasse assez longue et fatigante dans laquelle nous avions tué quelques oiseaux et un ou deux singes, nous revenions fatigués, lorsque, arrivés à une petite éclaircie de la forêt, je dis à mes deux «  « boys[1] » de prendre un peu de repos au pied d’un arbre pendant que j’irais, de ma personne, à la recherche des insectes, etc. Tout à coup mon attention est éveillée par un bruit suspect, comme le piétinement d’un animal se glissant dans l’épais feuillage. Je relève aussitôt la tête, saisissant et armant en même temps mon fusil, et je me glisse légèrement derrière le grand arbre au pied duquel dorment mes hommes. Il était temps ! En ce moment même un beau et grand léopard prenait son élan pour franchir les broussailles et s’élancer sur un de mes domestiques, qui tous deux sommeillaient aussi paisiblement que s’ils eussent été dans notre hutte. Je n’eus pas une seconde à moi pour viser et presser la détente de mon arme, et l’animal frappé de ma balle à l’épaule droite alla rouler à plusieurs pas de distance, dans un inextricable buisson, après avoir décrit en l’air un bond d’une hauteur prodigieuse. Il n’était que blessé, et nous avions tout à craindre, si je ne réussissais à le tuer, ou tout au moins à lui briser l’autre épaule pour le mettre dans l’impossibilité de nous faire du mal. Une seconde décharge, qui le frappa dans la région du cœur, l’acheva presque instantanément.

L’effroi, la crainte et l’émotion de mes deux pauvres garçons réveillés en sursaut par la première détonation de mon arme, si près de leurs oreilles, ne peuvent se comparer qu’au plaisir qu’ils éprouvèrent en voyant l’animal étendu sans vie à leurs pieds.

Je pouvais regarder cette aventure comme une étrenne de nouvel an, car nous sommes au dernier jour de décembre.

Encore une année écoulée, année semée pour moi, comme pour tous, de joies, d’inquiétude et de peines, et aujourd’hui plus encore que les autres jours, mes pensées se reportent sur le petit nombre d’êtres qui me sont chers. Plus d’un cœur ami, à cette heure, répond aux battements du mien ; j’en suis sûr, des vœux pour le pauvre voyageur s’élèvent à la fois et identiques des foyers de mon père, de ma femme et de mon frère, quelle que soit la distance qui les sépare. Tous désirent mon retour, m’écrit mon frère dans sa dernière lettre que mes amis de Bangkok viennent de m’envoyer, et pourtant je ne suis qu’au début de ma nouvelle campagne : serait-ce d’un bon soldat de prendre son congé à la veille d’une bataille ? Je suis aux portes de l’enfer comme appellent cette forêt les Laotiens et les Siamois. Tous les êtres mystérieux de cet empire de la mort semé des ossements de tant de pauvres voyageurs, dorment profondément sous cette voûte épaisse. Je n’ai rien qui pourrait effrayer les démons qui l’habitent, ni dents de tigre, ni cornes de cerf rabougries, aucun talisman enfin, que mon amour pour la science et ma croyance en Dieu. Si je dois mourir ici, quand l’heure sonnera, je serai prêt.

Il y a dans le repos de cette forêt, dans le calme de cette puissante nature tropicale, quelque chose d’une majesté indéfinissable qui à cette heure de la nuit (minuit) fait sur moi une impression profonde. Le ciel est serein, l’air frais, les rayons de la lune ne pénètrent qu’à travers les branches et les feuilles des arbres, et n’éclairent çà et là que quelques coins du sol, qu’on dirait des lambeaux de papier dispersés par le vent ; pas le moindre souffle ne fait bruire les arbres, et rien ne troublerait ce silence imposant sans quelques feuilles mortes qui tombent de branche en branche avec un petit bruit sec, le murmure d’un ruisseau qui coule à mes pieds sur un lit de cailloux, quelques grenouilles qui se répondent de distance en distance, et dont le coassement ressemble à l’aboiement rauque d’un chien ; puis de temps en temps quelque oiseau de la nuit, des chauves-souris, attirées par la flamme de la torche qui brûle attachée à une branche de l’arbre sous lequel j’ai étendu ma peau de tigre ; puis, à de longs intervalles, le cri plus ou moins rapproché d’une panthère qui appelle son mâle, et auquel répondent par des grognements du sommet des arbres des chimpanzés dont elles troublent le repos.

Un sabre d’une main et une torche de l’autre, Praï poursuit des poissons dans le ruisseau ; son ombre reflétée sur les rochers et dans l’eau, pendant qu’il s’escrime et crie tour à tour : « Manqué ! touché ! » le ferait prendre pour un démon par les gens du pays. Je ne sais pourquoi, mais je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse que quelques heures de sommeil et une longue chasse demain parviendront à dissiper ; comment finira cette année pour nous ? Atteindrai-je mon but, et aurai-je le bonheur de conserver cette santé sans laquelle il me serait impossible de rien faire, et pourrai-je surmonter tous les obstacles et les difficultés qui m’attendent, et dont les moyens de transport, si difficiles à se procurer, ne sont pas les moindres ?

Cependant, malgré tout, que ceux qui pensent à moi à cette heure, par delà les continents et les mers, au foyer de famille, ne soient pas trop inquiets sur mon sort, et conservent cet espoir et cet amour en Dieu qui seuls font l’homme grand et fort. Avec l’aide de la protection divine le jour de notre réunion viendra, et notre persévérance et nos efforts seront récompensés ! Et toi, fil magnétique invisible qui, malgré les distances, réunit les cœurs amis, porte les bénédictions du voyageur à tous ces êtres chéris, inspire-leur ces pensées qui font ma force de toutes les heures, et ma consolation dans les plus tristes et les plus pénibles moments. À tous donc une heureuse année ! Puissé-je aussi ramener sain

  1. Le mot boy, qui veut dire garçon, est généralement employé en Angleterre pour désigner les domestiques mâles.