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de cette scène. Il pourra bien s’imaginer, dans un espace étroit, une lieue carrée peut-être, aux trois quarts submergée par l’inondation, deux ou trois cents éléphants, divisés en autant de troupeaux que le sol présente d’îlots ou de massifs d’arbres, et mis tout à coup en éveil par des bruits discords, s’élevant de trois côtés de l’horizon. Il pourra se les représenter, au fur et à mesure que le cercle de menaces se resserre autour d’eux, reculant peu à peu et se concentrant enfin en une seule masse énorme, qui, bientôt folle de terreur, s’élance tout entière, sur les pas des femelles privées, dans la seule direction où ne retentissent ni détonation d’armes, à feu, ni clameurs humaines, ni vibrations de tam-tam. Oui ! l’imagination et le savoir aidant, il pourra graver dans son cerveau une image plus ou moins colorée de ces choses ; mais le sol ébranlé sous les pieds de ces colosses effarouchés, mais les taillis, les cépées, les futaies même disparaissent écrasés sous leurs flancs ; mais le clapotis et le remous des eaux soulevées par leur passage, qui lui en rendra jamais les saisissants effets ? Pour leur trouver des termes de comparaison, il faut avoir éprouvé la commotion d’un tremblement de terre, avoir suivi la course d’une trombe, avoir contemplé face à face une grande marée d’automne ! D’ailleurs, pour bien comprendre ce que les leçons de l’homme peuvent obtenir de l’intelligence des animaux, il faut avoir été témoin, comme je l’ai été en cette occasion, et du calme sang-froid des éléphants privés, chargés de côtoyer, à travers bois et fondrières, ruisseaux et torrents débordés, les flancs de la bande fugitive, afin de la maintenir dans la ligne prescrite, et des ruses calculées des femelles, qui, leur besogne de guides accomplie, et toutes les victimes de leur manége massées devant les murailles du kraal, font prestement demi-tour, et vont fortifier le cercle de leurs camarades, qui, à coups de trompes et de fronts et de flancs, forcent les pauvres sauvages à franchir la porte de la prison, jusqu’à ce qu’elle se ferme enfin sur le dernier d’entre eux.

Parti d’Ajuthia le 19 octobre 1860, dans la même embarcation qui m’avait amené jusque-là, j’étais le 20 à Tharua-Tristard, ou je dus bivaquer à l’entrée du village, à cause de l’heure trop avancée de la nuit ; mais le matin, de bonne heure, j’allai débarquer devant la maison de Khun-Pakdy, le complaisant petit chef qui m’a accompagné il y a deux ans à Phrabat. Le brave homme ne fut pas peu surpris en me voyant sortir de ma barque ; il en croyait à peine ses yeux, car il avait entendu dire que j’étais mort à Muang-Kabin. Nous renouvelâmes bien vite connaissance, et je vis avec plaisir comment son amitié, qu’un verre de cognac acheva d’exalter, avait résisté à l’épreuve du temps. Pauvre Khun-Pakdy ! si j’étais roi de Siam (ce qu’à Dieu ne plaise !), je te nommerais prince de Phrabat, ou mieux je te céderais ma place.

À peine m’eut-il aperçu, qu’il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât à déjeuner ; puis, dès qu’il sut que je me dirigeais sur Korat, il se ressouvint qu’il m’avait promis de m’y accompagner si jamais je lui rapportais un fusil de Bangkok. « Ne fût-il que de trois ticaux, cela ferait mon affaire, » avait-il dit ; mais ne me voyant que des fusils à capsule comme par le passé : « Vous ne m’avez pas apporté de fusil, observa-t-il ; mais cela ne fait rien, j’irai avec vous quand même. Vive Korat ! là, nous ne mourrons pas de faim comme nous avons manqué de faire à Phrabat ; on y a cent œufs pour un fuang, un porc pour un couple de ticaux. » Ce ne fut que lorsque je lui eus dit que je ne m’arrêterais probablement que très-peu de temps à Korat, et que j’irais plus loin dans des lieux où il faudra sans doute « serrer le ceinturon, » et que je ne souffrirais pas que par amitié pour moi il s’exposât à perdre son embonpoint de mandarin, que je parvins à mettre un frein à son dévouement enthousiaste ; enfin quand il entendit que souvent nous serions obligés de coucher à la belle étoile au milieu des forêts, il détourna la conversation.

Dès qu’on eut déjeuné, je fis reprendre les rames pour échapper aux caresses trop démonstratives et aux éloges bruyants dont le généreux Khun-Pakdy continuait à me gratifier.

En ce moment cette charmante petite chaîne qui s’étend depuis Nophabury ici, et doit se rattacher vers le nord à celles de la Birmanie, et vers l’est aux monts Deng qui coupent et longent la péninsule, m’apparaît à une distance de quinze milles au plus, et réveille en moi une foule de souvenirs agréables. Décidément, je crois la bonne saison établie : l’air est pur, le ciel serein, et le soleil brille tous les jours presque constamment.

Saohaïe, 22 octobre. — Je n’ai pas encore atteint Pakpriau, et je commence déjà à rencontrer et à souffrir de ces petites contrariétés inévitables dans un pays comme celui-ci, inondé une partie de l’année, et où les moyens de communication manquent surtout pour qui traîne une certaine quantité de bagage avec soi. Depuis deux jours je suis ici, logé dans la barque d’un Chinois qui tout d’abord a craint de me donner asile dans sa cabane, et je puis me considérer heureux d’avoir au moins un gîte quelconque ; je pourrais bien n’en pas avoir du tout. Hier je suis allé rendre visite au gouverneur qui réside dans une vieille masure d’une saleté repoussante, à deux milles au-dessous du lieu où j’ai débarqué. De tout le chef-lieu de la province de Saraburi, cet établissement, avec quelques chaumières de cultivateurs éparses çà et là, est tout ce que j’ai remarqué ; il n’y a ni bazar, ni boutiques flottantes ; de temps à autre, de petits marchands viennent en ce lieu vendre ou échanger du sel, des objets de première nécessité, et quelques Chinois trafiquants ont de petits dépôts de langoutis, d’arec, de toile et de vestes siamoises, qu’ils vont troquer contre des peaux, des cornes et du riz, dans le haut de la rivière qu’ils remontent parfois jusqu’à Petchaboune.

Le courant était si fort, qu’en un quart d’heure nous fûmes entraînés à la résidence du mandarin que je connaissais déjà pour l’avoir vu lors de mon premier voyage, et lui avoir fait un présent en retour duquel il m’avait promis que si j’allais à Kôrat et que j’eusse besoin d’une centaine d’hommes même, il me les donnerait. Je lui annonçai mon intention d’aller à Khao-Khoc, lieu choisi