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sol et n’offrant entre eux qu’un intervalle de quelques pouces.

Chaque enceinte n’a qu’une entrée, sorte de traquenard qui s’ouvre ou se ferme par le jeu de deux énormes poutres, glissant facilement dans de profondes rainures.

Dès que la bande d’animaux pourchassés est engagée tout entière entre les deux enceintes, et que le seuil de la première s’est refermé sur elle, on procède au triage des éléphants propres au service. Cette opération se fait sous la direction d’un jury d’examen, composé des plus grands personnages de l’État, présidé ordinairement par le roi en personne, et siégeant sur une large plate-forme élevée sur un des côtés du kraal.

Les qualités recherchées à Siam, dans un éléphant, sont : une couleur approchant du brun pâle ou de l’isabelle cendré ; des ongles bien noirs, et enfin des défenses bien intactes et une queue non mutilée. Ces deux derniers points sont difficiles à concilier dans un même individu ; car si un ivoire sans écornure dénote chez l’animal qui en est porteur un caractère paisible et peu querelleur, une queue en bon état indique clairement que son propriétaire n’a jamais tourné le dos à l’ennemi.

Dès que, du haut de leur estrade, les membres de la commission d’examen ont remarqué dans la bande sauvage un animal remplissant, ou à peu près, les conditions requises, ils le signalent à l’attention et à la poursuite des cornacs-chasseurs apostés à cet effet. Ceux-ci font entourer immédiatement le pachyderme désigné, par de vigoureux éléphants privés, qui le pressent, le poussent et l’amènent plus ou moins doucement dans l’enceinte intérieure. Si la pauvre brute regimbe trop, ou cherche à s’enfuir, un nœud coulant jeté autour d’une de ses jambes ne tarde pas à la faire trébucher ; puis un de ses congénères civilisé, s’appuyant sur elle de tout son poids, la fait tomber lourdement sur le sol, d’où elle ne se relève que bien et dûment garrottée et captive.

Cette dernière phase de la chasse est la plus dangereuse pour les chasseurs et amène parfois mort d’homme. On me l’a dit, du moins, mais le cas doit être rare, d’autant plus qu’on a ménagé, au centre même du kraal intérieur, un fort blockhaus d’un accès très-facile à l’homme, mais dont les énormes palissades sont à l’épreuve de la charge à fond de l’éléphant le plus désespéré.

Une fois ces animaux enfermés dans le kraal, il suffit pour les dompter de quelques jours d’une diète absolue, suivie d’un régime abondant de cannes à sucre et d’herbages frais. L’habitude quotidienne de l’aspect et de la voix de leurs gardiens, achève de les apprivoiser.

Ces rudes colosses sont, du reste, à plusieurs égards, d’une timidité extraordinaire. Ils ont des nerfs de jolie femme ; il leur faut longtemps pour s’habituer, sans trembler, à la vue d’un cheval et à la détonation d’une arme à feu. Quand la vie du kraal les a bien soumis à la domesticité, on transporte à Bangkok ceux que le service du roi y réclame, dans des écuries établies sur d’immenses radeaux qui descendent lentement et surtout tout doucement le fleuve.

J’avoue que j’emprunte la plupart des détails qui précèdent, plutôt à des récits de personnes dignes de foi qu’à mes propres observations ; car la chasse ou battue dont j’ai été témoin, avait bien moins pour objet d’amener à la domesticité un certain nombre d’éléphants, que de mettre temporairement sous les verrous quelques centaines de ces quadrupèdes, qui, chassés par l’inondation de leurs pacages habituels, étaient venus chercher un asile et une pitance dans les vergers et jardins d’Ajuthia.

Pour dépister ces hôtes indiscrets, les gardiens du kraal ne trouvèrent rien de mieux que de glisser nuitamment dans la bande un certain nombre de femelles privées, habituées à revenir à l’étable au son d’une trompe ; en arrière on forma un cercle de rabatteurs renforcés de gros éléphants mâles, chargés de couper la retraite à leurs camarades sauvages ; puis la battue commença. Je n’en ai jamais vu d’aussi émouvante.

À celui qui n’a jamais assisté qu’à une chasse d’Europe ; qui n’a jamais vu fuir devant les cris, les cors, les chiens et les chevaux, que le gibier timide et chétif de nos forêts rabougries, rien ne donnera jamais l’idée

    jusqu’au lieu marqué pour la crémation des personnes royales ; c’est une vaste place quadrangulaire ménagée derrière le palais. Au centre s’élevait le bûcher, énorme machine dont la base, figurant une montagne, était surmontée d’une pyramide dont la forme et les détails rappelèrent, sur une échelle immense, les décorations fantastiques d’un gâteau monté de confiseur. Là fut déposée la dépouille mortelle de la défunte, après avoir longuement défilé devant le roi et ses enfants, placés dans un petit pavillon élevé à cet effet.

    On avait disposé tout autour de la place une galerie ouverte du côté du catafalque, et divisée en compartiments tout à fait semblables aux boutiques de nos fêtes populaires. Là était étalé, dans des vitrines ou sur des rayons, tout ce que le garde-meuble de la couronne, ou même les habitations des grands mandarins, pouvaient avoir fourni de plus rare ou de plus curieux. C’était un assortiment des plus bizarres et du plus mauvais goût : de petits meubles de toute sorte et de toute provenance, des paysages en miniature, de petits soldats anglais en carton, des géants et des monstres de paravents, des bijoux, des pierreries, de belles pièces d’étoffes et de riches tentures. Derrière cette galerie on représentait dans une grande salle de spectacle les transformations de Bouddha, et, à quelques pas plus loin, de vastes hôtelleries, construites et défrayées par les princes frères du roi et par le kalahoum ou ministre de la guerre, offraient des tables toujours servies et des cuisines toujours fumantes, à tous les étrangers et indigènes qui s’y pressèrent sans relâche trois jours durant. Vers la fin du troisième soir, une troupe de talapoins vint remettre à l’un des plus jeunes princes, fils de la défunte, me dit-on, une torche allumée, non à un feu ordinaire, mais à un foyer enflammé jadis par un coup de tonnerre, et entretenu depuis non moins soigneusement que le feu de Vesta. L’enfant, entouré des talapoins, alla appliquer cette torche au bûcher, composé de bûchettes de sandal et de copeaux résineux, et qui ne fut bientôt qu’un brasier ardent. Quand tout fut consumé, les talapoins refroidirent les cendres avec de l’eau lustrale, et recueillant précieusement celles qui leur parurent de provenance humaine, et non moins dévotement les métaux précieux et les pierreries provenant des bijoux qui ornaient le cadavre, mirent les unes dans une urne d’or qu’ils portèrent dans une des pagodes du palais, et les autres dans leurs poches, comme leur part du butin funèbre.

    L’urne funéraire à peine disparue, on s’empressa de mettre en sûreté tous les objets contenus dans la galerie d’exposition, de démolir toutes les constructions qui remplissaient la place, et d’en remiser soigneusement les pièces et les charpentes pour une autre occasion. (Note communiquée avec la photographie de la scène par M. Bocourt aîné.)