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« Ne vous asseyez pas sur une natte de femme ;

« N’entrez pas dans une barque qui aurait servi à une femme, etc., etc. »

C’est certainement parmi cette moitié du genre humain que les talapoins trouvent le plus solide appui de leur institution.

Dans les familles pauvres, c’est la femme, ou la fille, qui, tous les matins, assise respectueusement devant la porte du logis, distribue l’aumône aux frères quêteurs de la pagode voisine, et glisse discrètement dans leur marmite, toujours béante, le meilleur morceau qu’elle a pu dîmer sur le modeste ordinaire des siens. Trois ou quatre fois par mois, en outre, sous prétexte de porter des fleurs à l’idole de ladite pagode, elles vont déposer des présents aux pieds de ses prêtres, et encourager pendant de longues heures par d’incessants satu ! satu ! (bravo ! bravo !) les récits inintelligibles, ou à dormir debout, de l’officiant du jour.

Dans les familles riches, les maîtresses de maisons tiennent à honneur d’offrir à leurs amis et connaissances une prédication, de même que parmi nous elles donneraient un bal ou un concert ; et en ces occasions leur vanité de fortune ou de position se donne un libre cours dans le choix et dans l’étalage des objets qui doivent rémunérer le prédicateur et qui sont rangés avec ostentation dans la salle de réception. Ce sont de belles coupes à pied, des urnes de prix, contenant, les unes de l’or et de l’argent monnayé formant une somme supérieure aux appointements annuels d’un mandarin, les autres de belles étoffes jaunes en soie et en coton, d’autres encore des noix d’arec, du bétel ou du tabac, des paquets de thé, du sucre candi, des cierges, du riz, des fruits, des comestibles de toutes sortes, enfin un assortiment varié, digne de former la base d’un fonds d’épicerie, et capable de charger à pleins bords la barque du pieux marchand de paroles.

N’aurait-il que cette industrie, le métier de talapoin serait, on le voit, assez lucratif, mais il y joint bien d’autres priviléges.

Exonérés de toutes corvées, de tout service civil ou militaire, de tout tribut ou impôt, les phras sont de plus exempts de tous droits de douanes. Pour eux, pour eux seuls existe le laisser faire, laisser passer ! et ils ne se font faute d’en profiter, car jamais contrebandier espagnol n’a mis au service du libre échange un zèle aussi ardent que celui des talapoins se procurant et colportant, sous le couvert franc de leurs habits jaunes, toutes sortes de marchandises, même les plus prohibées. Les trentième et trente et unième prescriptions de leur règle disent, il est vrai : « Ne trafiquez pas ; ne vendez rien ; n’achetez rien. » Mais les bons phras ne sont pas négociants, pas plus que ne l’était le père de M. Jourdain. Seulement, de même que ce pseudo-gentilhomme, ils se connaissent en marchandises et se plaisent, moyennant une juste rétribution, à faire profiter de leur science pratique leur parenté et leurs amis. — Oh ! Molière ! tu n’as pas écrit uniquement pour ton siècle et tes compatriotes, mais pour tous les temps et pour tous les pays !…

Si à tant d’avantages, déjà énumérés, on ajoute le casuel toujours très-productif, surtout aux funérailles et à cette cérémonie de la tonte du toupet[1], qui est pour le Siamois adolescent ce qu’est la première communion pour l’Européen, et ce qu’était pour le jeune Romain la prise de la robe virile ; si, en outre, l’on tient compte du droit que possèdent les phras d’hériter, de tester et d’acquérir, en dehors du contrôle ordinaire des lois, on concevra facilement comment cet ordre de mendiants se compose, pour le seul royaume de Siam, de plus de cent mille frères bien nourris, et de plusieurs milliers de vicaires, provicaires, légats, prieurs et princes-abbés[2], jouissant de l’existence la plus confortable et des positions les plus sûres que puisse offrir l’ordre social siamois.

On ne peut donc s’étonner que les Siamois vivent dans le respect de l’habit jaune et dans la persuasion qu’en le revêtant on acquiert de grands mérites, non-seulement personnels, mais même applicables aux âmes des ancêtres. Aussi n’est-il pas de bon bourgeois qui n’exige de son fils d’entrer dans la sainte congrégation, du moins pour quelque temps. Rien n’est plus facile du reste. Les rangs des talapoins s’ouvrent à quiconque se présente au conseil d’admission d’une pagode, vêtu de blanc et suivi d’un cortége suffisant de parents, d’amis, de musiciens, et enfin d’honnêtes offrandes. Le postulant n’a qu’à déclarer devant l’assistance qu’il n’a jamais été attaqué de la lèpre ou de la folie, que nul magicien ne lui a jeté un sort, qu’il n’a pas contracté de dettes et qu’il possède le consentement de ses parents, vingt ans accomplis, le langouti jaune, la ceinture jaune, le manteau jaune, l’écharpe jaune et la marmite de fer battu. Ses négations et ses affirmations ouïes du conseil, on lui fait lecture de la règle de l’ordre, et, ipso facto, voilà le récipiendaire élevé de l’humble condition de laïque à l’état parfait de phra, dans lequel il doit se maintenir au moins durant trois mois. Ce temps écoulé, il est libre de rentrer dans le monde, de reprendre l’habit séculier et de se marier : il a payé sa dette à ses ascendants.

Même parmi ceux qui se consacrent entièrement à la vie monastique, il en est très-peu qui s’astreignent à passer chaque année dans leur couvent respectif au delà des trois ou quatre mois de la saison des pluies, tout le reste du temps ils l’emploient à vagabonder d’un bout à l’autre du royaume, plus occupés des soins terrestres que des affaires du ciel, en dépit des prescriptions les plus formelles de leur règle.

Comme c’est à de pareilles mains que l’éducation de la jeunesse masculine est livrée par la loi siamoise, on ne devra pas s’émerveiller non plus qu’il faille sept ou huit ans d’études monacales pour inoculer à un élève, privilégié sur dix fruits secs, la science complète de l’écriture et de la lecture, ni plus, ni moins.

J’étais de retour à Ajuthia, vers le milieu d’octo-

  1. Voyez la planche de la page 325.
  2. Voici, rangés dans le même ordre, les titres siamois correspondants : Chao-Khun-Samu, Chao-Khun-Balat, Raxa-Khâna, Somdet-Chao, et enfin Sang-Karat.