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desseins l’appui de Louis XIV, fit concéder aux Français les places de Bangkok et de Mergui, et périt victime de la haine et des intrigues du vieux parti conservateur siamois. Les ruines de sa demeure princière jonchent aujourd’hui la terre ; mais le portique ogival encore debout et les pans de murs restés intacts indiquent de vastes proportions, tandis que les nombreux fragments de marbre, gisant parmi les débris, témoignent du goût et de la magnificence du fondateur de l’édifice. C’est bien là l’architecture contemporaine des splendeurs de Versailles, et l’on croira sans peine que retrouver à quatre mille lieues de distance, même sous des décombres amoncelés, des traces du génie de la terre natale, n’est pas une faible source d’émotions pour le voyageur.

Sur le trajet aquatique que je venais de parcourir depuis Petchabury, j’avais rencontré surtout des talapoins. Montés sur toutes les embarcations en usage dans la contrée, depuis la simple pirogue jusqu’à la grande et brillante barque couverte, qu’on nomme ici ballon, ils voguaient en toute hâte vers Ajuthia, rendez-vous désigné de la procession nautique (un ancien Grec aurait dit la théorie) qui, chaque année, lors de l’apogée de l’inondation, se rend en grande pompe au sommet du Delta, pour signifier au Ménam que sa crue est suffisante et qu’il ait, en conséquence, à baisser le niveau de ses eaux.

Il y a en cette occasion, de la part des saints personnages, un grand déploiement de chants et d’exorcismes, dont la vertu ne saurait être mise en doute ; car si mauvaise volonté que montre le fleuve, il finit toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, par rentrer dans son lit.

Les talapoins usent des mêmes pratiques contre toutes les calamités venant du fait de la nature, telles que sécheresses ou pluies prolongées, passages de sauterelles, épidémies, etc. On raconte que lors de la première invasion du choléra (venu de Java, selon l’opinion commune), ils n’imaginèrent rien de mieux que de rejeter le terrible fléau à la mer, qui semblait l’avoir vomi. Les pauvres Phras se déployèrent donc en lignes serrées et parallèles, sur tous les bras du fleuve qui mènent de Bangkok à l’Océan, et les descendirent en chantant, objurguant et anathématisant avec un zèle ardent, digne d’un meilleur sort que celui qu’éprouva plus de la moitié d’entre eux, foudroyée dans un court trajet de huit lieues, par l’invisible ennemi qu’ils pourchassaient. Néanmoins comme au bout d’un certain temps le choléra, suivant sa marche habituelle, perdit de sa violence et finit par disparaître, les survivants de cette héroïque équipée ne manquèrent pas de s’attribuer la victoire.

Au moment de m’éloigner, peut-être pour n’y jamais revenir, des centres de population où s’exerce la plus haute influence de cette grande corporation, je crois indispensable d’esquisser ici les principaux traits de sa physionomie ; plusieurs années d’observations personnelles, fortifiées par les aveux d’un grand dignitaire de l’ordre, dont je fus l’hôte à Nophabury, m’ayant mis à même de contrôler, ou d’affirmer sur ce sujet, les témoignages de mes devanciers les mieux informés.

Les Européens désignent généralement les prêtres bouddhistes de Siam sous le nom de talapoins, qui dérive sans doute de celui du palmier talapat, dont la feuille fournit la matière première de l’éventail que ces religieux portent constamment à la main ; mais leurs compatriotes leur donnent le titre de Phra, qui a conservé sur les rives du Ménan les mêmes significations qu’il avait jadis sur les bords du Nil : celles de grand, divin et lumineux.

Quant à l’ordre pris en masse, il est difficile de le qualifier d’après nos idées préconçues. Ce n’est point une caste, car ses rangs sont ouverts à tout le monde, même aux esclaves autorisés de leurs maîtres, et en cela seulement l’ordre est resté fidèle aux préceptes de son fondateur[1]. On ne peut guère plus l’appeler un clergé régulier, car, bien que les talapoins assistent et même président à toutes les phases principales de la vie sociale, à la naissance, à la tonte du toupet, au mariage, à la mort, et enfin aux funérailles, ils n’admettent en aucune manière que la sanction religieuse qu’ils apportent à ces actes profite à d’autres qu’à eux-mêmes. Le mérite de leurs œuvres n’est que pour eux, non pour ceux qui les emploient. Ils n’ont point charge d’âmes ; en un mot, ils ont un public, mais point d’ouailles.

Ce n’est pas que ce public leur marchande jamais le prix de leurs services. Bien loin de là, il les traite avec la plus grande vénération ; il leur concède les prérogatives les plus flatteuses, les titres les plus pompeux. Les gens du commun se prestement devant eux, même au milieu des rues, en joignant les mains à la hauteur du front ; les mandarins, les princes mêmes, les saluent des deux mains ; et si le roi ne les salue que d’une seule, il les fait asseoir auprès de sa personne. Chaque jour il distribue lui-même l’aumône à plusieurs centaines d’entre eux, et cet exemple est suivi dévotement par la reine et les principales femmes du palais.

Car bien qu’il soit écrit parmi les deux cent vingt-sept articles de la règle austère des talapoins :

« Ne regardez pas les femmes ;

« Ne pensez à elles ni éveillé, ni endormi ;

« Ne leur adressez pas la parole en particulier ;

« Ne recevez d’elles aucune offrande de la main à la main ;

« Ne touchez pas à une écharpe de femme, ou même de petite fille au berceau ;

  1. Si l’on ne peut affirmer que le prince indou Siddharta le Gotamide, ou Çakia Mouni, comme l’appelèrent plus tard les bouddhistes, ait attaqué de front le système des castes, on ne peut nier du moins qu’en appelant tous les hommes, sans distinction de rang et de naissance, à la vie ascétique et au salut qui en dérive, il n’ait sapé par la base le système lui-même. En prêchant l’égalité des devoirs, en promettant l’égalité dans la fin suprême, il émancipa moralement les petits et les humbles du joug des forts et des puissants, et renversa de fait les barrières que le brahmanisme multipliait entre les hommes. Quoi qu’on puisse objecter contre le syncrétisme grossier qui a greffé ses doctrines, expulsées de l’Inde, sur les superstitions primitives de l’extrême Orient et du nord de l’Asie, on doit reconnaître qu’elles n’en ont pas moins préservé quatre cents millions d’hommes de la destinée des vieilles races de l’Égypte et de l’Inde, parmi lesquelles la notion étroite et mortelle de la caste a étouffé en germe celles de la patrie et de la nationalité.