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sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouillée ; le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber sur ma bouteille d’encre. Ce sera, je pense, une bonne et profitable leçon pour sa gourmandise.

Scène d’inondation dans le delta du Ménam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Les gages mensuels de mes gens sont à présent de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près de quarante francs par mois. Ce serait bien payé dans tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais très-difficilement d’autres domestiques pour parcourir l’intérieur, même à raison d’un tical par jour.

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici qu’apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrabat ; l’atmosphère est pure et sereine, le temps agréable et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me sens rempli d’animation et de joie. Autant j’étouffais et me sentais écrasé à Bangkok, ville qui n’a nullement mes sympathies, autant mon cœur se dilate en chemin ; il me semble que j’ai grandi d’une coudée depuis que je me trouve en vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque, la vue de tant d’êtres rampants réunis sur un seul point me froisse comme penseur et m’humilie comme homme.

L’inondation qui couvre tout le delta du Ménam nous a permis, dès le premier jour du voyage, de couper à travers champs et de naviguer au milieu de belles rizières ; tout le pays, bien en amont d’Ajuthia, est inondé ; près des montagnes seulement le rivage commence à s’élever d’un pied au-dessus du plus haut point qu’atteignent les eaux. Déjà, en plusieurs endroits, on commence à couper le riz, que l’on charge ainsi en herbe, et dans une couple de semaines toute la population de la campagne, mâle et femelle, sera occupée à moissonner.

Pour le moment, les paysans profitent encore généralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du « far niente, » pour aller aux pagodes porter aux bonzes des présents qui consistent principalement en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers soient vêtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu’ils passeront à courir le pays, car pour plusieurs mois ils sont libres de quitter leurs monastères et d’aller où bon leur semble.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)