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tites aventures, bien rares, hélas ! Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent un éléphant et un tigre du même coup de fusil, « le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait bien mieux mon affaire ; » cependant, à l’occasion, je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, et plus d’un individu de différentes espèces sait combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d’un arbre, au milieu des jungles ou au bord d’un ruisseau, je veux causer avec vous ; vous serez les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes mes impressions et toutes mes pensées.

À peine étais-je éloigné de l’excellent M. Malherbes, que je découvris dans le fond de ma barque une caisse qu’il avait fait glisser parmi les miennes ; à Petchabury déjà il m’en avait envoyé trois, aujourd’hui il me comble encore de ses faveurs. Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits de Reims, des boîtes de sardines, enfin une foule de choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais l’oublier, combien, si loin de la terre natale, l’amitié délicate et attentive d’un compatriote fait de bien au cœur.

Nourrice siamoise et son nourrisson. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

J’emporte également de doux et agréables souvenirs d’un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la marine royale, attaché au consulat britannique. Je dois également citer avec des sentiments de gratitude : Sir R. Schomburg, consul anglais, qui m’a témoigné beaucoup d’intérêt et de sympathie ; — Mgr Pallegoix et son provicaire ; — les missionnaires protestants américains et la plupart des consuls et résidents étrangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et enfin le mandarin chargé spécialement de l’administration et des intérêts de la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais de la bonne époque, et il le révèle par ses traits et par son caractère. (Voy. p. 317.)

Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue de superbes moissons ; l’inondation périodique les rend d’une fertilité comparable à celles du Nil, si fameux pourtant dès l’antiquité. J’ai quatre rameurs laotiens ; l’un d’eux, il y a deux ans, a déjà été à mon service pendant un mois, et il m’a prié avec instance de le garder durant mon voyage à travers son pays, prétendant qu’il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu’alors je n’en avais eu que deux) me convenait beaucoup, et, après quelque hésitation, je finis par l’engager. Mon bon et fidèle Phraï ne m’a pas quitté, heureusement pour moi, car j’aurais de la peine à le remplacer, et puis j’aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux et dévoué. Son compagnon Deng ou « le rouge, » est un autre Chinois qui n’a encore fait avec moi que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez bien l’anglais, non pas cet incompréhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais ; il m’est utile comme interprète, et surtout quand il s’agit de comprendre ces individus ayant entre leurs dents une énorme chique d’arec. En outre, en sa qualité de cuisinier, il est d’une grande ressource quand nous ajoutons un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive de temps en temps lorsqu’un cerf, un pigeon, voire même un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre et approcher à portée de mon fusil. J’avoue que ce dernier gibier ne possède pas toute mon estime, mais il fait les délices de mes Chinois avec le chien sauvage et les rats. « Chacun son goût. » Il a aussi son petit défaut, ce pauvre Deng (mais qui n’en a pas dans ce monde ?) ; de temps en temps il aime à boire un petit coup, et je l’ai souvent attrapé aspirant, à l’aide d’un tuyau de bambou, l’esprit-de-vin des flacons dans lesquels je conserve mes reptiles, ou buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malherbes. Dernièrement, pris d’une soif dévorante, pendant que j’étais sorti pour quelques instants seulement, il profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la précipitation de la crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d’un trait une partie de son contenu ; je rentrais comme il s’essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c’est impossible ; il criait de toutes ses forces qu’il était empoisonné ; il avait répandu une partie du liquide