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poupe, relevées en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux autres esclaves, l’un maniant avec dextérité une longue rame qui lui sert de gouvernail, l’autre prêt à prévenir tout abordage.

Continuellement un cri d’excitation sauvage se fait entendre : « ouah… ! ouah ! » tandis que, par intervalles, l’homme de l’arrière en pousse un autre plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres ; puis viennent des pirogues chargées de musiciens, de rameurs et de présents, de femmes et même de nourrices avec leurs nourrissons.

Tout cela passe rapidement, et déjà on n’entend plus que les cris lointains et les sons étouffés des instruments, on ne voit plus que d’autres embarcations montant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premières, quoique également taillées dans un seul tronc d’arbre, n’ayant d’autre ornement que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, chaque âge, chaque sexe a la sienne ; mais que d’efforts, que de mouvement, et surtout quel bruit de voix confus !

Le coup d’œil est certainement charmant et relevé par l’éclat des plus vives couleurs. De temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque Européen, celui-ci se faisant remarquer par l’énorme tuyau de cheminée qu’il a adopté pour coiffure sur tous les points du globe.

Par l’insouciance que le peuple montre, il est aisé de reconnaître qu’il ne souffre pas de cette affreuse misère qu’on rencontre trop souvent, hélas ! dans nos grands centres de population. Quand son appétit est satisfait, et il faut pour cela un bol de riz et un morceau de poisson assaisonné d’un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s’endort sans souci du lendemain ; c’est une autre espèce de lazzarone.

Ainsi que je l’ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m’accompagner jusqu’à quelques heures en amont de cette ville. Nous nous séparâmes en nous donnant une chaude et bonne poignée de main, et, l’avouerai-je, en essuyant chacun une larme, abandonnant à la destinée le droit de nous réunir ici ou ailleurs. La légère embarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve, et fut en quelques instants hors de vue. J’étais de nouveau seul avec moi-même pour un temps incertain ; et ce fut le cœur gonflé que je fis reprendre à ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions à ce sujet : mais c’est toujours un dur moment pour l’homme, pour le voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu’il y a de plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quitter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce moment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce qui m’attend ; les missionnaires et les indigènes m’ont prévenu. Depuis vingt-cinq ans, du moins à ma connaissance, un seul homme, un missionnaire français a pénétré au cœur du Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans les bras de ce bon et vénérable prélat, Mgr Pallegoix. Je connais la misère, les fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je m’expose, parmi lesquelles le défaut de route, et la difficulté de me procurer des moyens de transport ne sont pas les moindres. Je puis payer d’une maladie dangereuse ou d’une fièvre mortelle la moindre imprudence, et qu’est-ce que la prudence dans ces régions, dans ces climats dangereux ? N’est-on pas obligé de se mettre aux dures circonstances, aux inconvénients de la vie des bois et aux intempéries des saisons ? Cependant ma destinée me pousse ; je sens qu’il me faut obéir et marcher ; je me confie en la bonne Providence qui a veillé sur moi jusqu’à présent ; donc, en avant !

Talapoin dans sa barque. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Quelques heures seulement avant mon départ de Bangkok la malle est arrivée, et j’ai eu enfin de bonnes nouvelles de ma chère famille.

Elles m’ont apporté quelque consolation à un malheur qui, au premier moment, m’a fort affecté ; je veux parler de la perte de mes belles collections à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes correspondants, et j’aurai sans doute beaucoup de peine à les remplacer. Mais l’expression de la tendre et continuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. C’est un encouragement à mieux faire qui m’arrive au moment opportun, au moment du départ. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, à prendre note de mes pe-