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soufrée et de bons bains devaient m’en débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés inséparables de la vie de voyage, et petite en comparaison du malheur que je viens d’apprendre ; le bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton et Cie de Singapour avait chargé toutes mes dernières caisses de collections vient de sombrer à l’entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes qui me coûtent tant de peines, de soins et tant de mois de travail à jamais perdus !… Que de choses rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas remplacer, hélas !

Le mandarin, chef des chrétiens à Bangkok. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Il y a deux ans, à la même époque, au début de mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à peu près à l’endroit où je suis aujourd’hui, sur le Ménam, à quelques lieues au nord de Bangkok. Les dernières boutiques flottantes des environs, avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent à devenir plus rares et même disparaissent ; la vue des rives basses du fleuve est un peu monotone, quoique de distance en distance, à travers le feuillage des bananiers et des broussailles surmontées des palmes de l’aréquier ou des cocotiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou dans des emplacement toujours heureusement choisis, les murs blancs d’une pagode, entourée des modestes habitations des bonzes.

C’est l’époque des fêtes ; le fleuve est sillonné de magnifiques et immenses pirogues, chargées et décorées avec ce luxe d’hommes, de dorures, de sculptures et de couleurs que l’Orient seul sait déployer, et qui s’entre-croisent avec les lourds bateaux des marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres femmes qui vont brocanter quelques noix d’arec ou des bananes. Ce n’est guère qu’à cette époque et dans une ou deux autres occasions que le roi, les princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs richesses et leur importance. Le roi se rendait à une pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs étaient couverts d’étoffes aux couleurs brillantes. Beaucoup d’embarcations étaient chargées de soldats en habits rouges ; celle du roi se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trône surmonté d’une petite tour se terminant en flèche, et par la masse de dorures et de sculptures dont elle était chargée. Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, ses enfants, saluait de la main les Européens qui se trouvaient sur son passage.

Domestique siamois. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Tous les navires à l’ancre étaient pavoisés, et chaque maison flottante avait à son entrée un petit autel couvert de différents objets, où fumaient des bâtons odoriférants.

Au milieu de toutes ce belles pirogues, celle du Khrôme Luang, le frère du roi, homme très-intelligent, affable, bon et serviable envers les Européens, en un mot, prince et gentleman accompli, se faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs : vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges. Toutes les autres livrées étaient généralement d’un rouge cramoisi.

La plupart de ces dignitaires, chargés d’embonpoint, sont mollement appuyés sur des coussins brodés et triangulaires, au milieu de leurs magnifiques embarcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. Une foule d’officiers, de femmes et d’enfants accroupis ou prosternés les entourent, prêts à leur tendre l’urne d’or qui leur sert de crachoir, des boîtes d’arec ou des théières faites du même précieux métal, et chefs-d’œuvre des orfévres du Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la tête et le corps nus, les reins ceints d’une large écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur peau, et sur leur langouti rouge, ils lèvent ensemble simultanément leurs pagaies et frappent l’eau en mesure, tandis qu’à la proue et à la