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tour, mais dans cette saison je n’y aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages.

Sur les bords de Bang-Pakong, l’on rencontre plusieurs villages cambodgiens peuplés d’anciens captifs révoltés de Battambâng, puis le long du canal, sur les deux rives, une population, nombreuse pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Laotiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située au nord-est de Kôrat sur les bords du Mékong, et que les révoltes et les guerres ont entièrement dépeuplée.

À en juger par leurs demeures propres et confortables, par un certain air d’aisance qui règne dans les villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok, ils doivent, quoique grevés d’impôts, jouir d’un certain bien-être, surtout depuis l’impulsion que les blancs établis dans la capitale ont donnée au commerce.

Les herbes qui recouvrent la surface de l’eau dans ce canal entravèrent notre marche au point de la rendre un peu pénible. Nous mîmes trois jours à le traverser, tandis que, du mois de mai à celui de février, il ne faut que ce même temps pour remonter de Paknam à Bangkok.

Le 4 avril, j’étais de retour dans cette capitale après quinze mois d’excursions. Pendant la plus grande partie de ce temps, je n’ai pas connu la jouissance de coucher dans un lit, n’ayant en voyage que de mauvaise eau à boire et une nourriture composée de riz et de poisson sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même d’avoir pu conserver ma santé aussi bonne, surtout dans l’intérieur de ces forêts, où souvent, trempé jusqu’aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je niai pas eu une seule atteinte de fièvre, et j’ai toujours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout quand j’avais le bonheur de faire quelque découverte. Une coquille inédite, un insecte nouveau me transportaient de joie, et jamais je n’éprouvai autant de jouissances que dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C’est là, je le répète, que j’ai connu les plus pures et les plus douces jouissances de la vie ; les naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le comprendront ; comme moi, ils comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans les bois, les privations de toute espèce supportées en vue des progrès de leur science favorite. Et puis n’ai-je pas contemplé des ruines grandioses, peut-être uniques dans le monde ; n’ai-je pas été favorisé de petites découvertes en archéologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute être utiles à la science et aux arts, justifier l’appui et les encouragements des sociétés savantes de l’Angleterre qui m’ont patronné, et me faire connaître de ma terre natale, qui a dédaigné mes services ?

Une autre grande joie, après ces quinze mois de voyage et de privation absolue de nouvelles d’Europe, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un énorme paquet de lettres m’apprenant une infinité de choses intéressantes de la famille et de la patrie éloignées. Qu’il est doux, après tant de mois de solitude et d’absence de nouvelles, de relire les lignes tracées par les mains bien-aimées d’un vieux père, d’une femme, d’un frère ! Ces jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces et les plus pures de la vie.

Nous nous arrêtâmes au centre de la ville, à l’entrée d’un canal d’où la vue s’étend sur la partie la plus commerçante du Ménam ; il était à peu près nuit, et le silence ne tarda pas à régner autour de nous ; mais levé avec le jour, dès que j’aperçus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des palais et des pagodes, réfléchissant les premiers rayons du soleil, qui réveillaient la vie et le mouvement sur le fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m’avait paru aussi beau.

Ce fleuve est sillonné presque constamment par des milliers de bateaux de différentes grandeurs et de différentes formes. Le port de Bangkok est certainement un des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renommé : il peut contenir des milliers de navires en toute sûreté.

La ville de Bangkok s’accroît en population et en étendue chaque jour, et il n’est pas douteux qu’elle deviendra une capitale très-importante, si la France réussit à s’emparer de l’Annam, car alors le commerce deviendra plus considérable entre ces deux pays. Cette ville, qui compte à peine un siècle d’existence, contient à peu près un demi-million d’habitants, et parmi eux beaucoup de chrétiens : le drapeau de la France, flottant dans la basse Cochinchine, favorisera encore les établissements religieux de tous ces pays environnants, et nous avons lieu d’espérer que le nombre de chrétiens s’augmentera dans une proportion plus forte que par le passé.

Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire ; je ne puis rester condamné à un mode de locomotion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voilà mes éléments.

J’avais formé le projet de visiter la partie nord-est du pays, le Laos, en traversant Dong Phya Phaïe (la forêt du roi de feu), et remontant jusqu’à Hieng Naie sur les frontières de la Cochinchine, arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le Mé-Kong jusqu’au Cambodge, puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.

Cependant les pluies ayant commencé, tout le pays est inondé et les forêts sont impraticables. J’avais donc quatre mois à attendre avant de mettre ce plan à exécution. Je m’empressai de mettre en ordre ma correspondance, d’emballer et d’expédier toutes mes collections, et, après un séjour de quelques semaines à Bangkok, je me remis en route pour la province de Petchabury, située vers le 13° de latitude nord, et au nord de la péninsule malaise.


XXII

Excursion à Petchabury.

Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bangkok dans une magnifique embarcation couverte de dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme Luang, un des frères du roi. Ce prince avait bien voulu la prêter à un membre de la colonie européenne de Bangkok qui