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lignes sont appelées à voir le jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l’unique but d’être utile à ses semblables, de découvrir un insecte, une plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de latitude d’une contrée éloignée, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop souvent sa vie.

Mais il est bien doux pour le zélateur fidèle de la bonne mère des êtres et des choses, de penser qu’il n’a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront à d’autres, sinon à lui-même. L’étude de la terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier ceux qui les ont savourées, et nous avouons sincèrement que nous n’avons jamais été plus heureux qu’au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de ces forêts, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! dussé-je laisser ma vie dans ces solitudes, je les préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du monde civilisé, où l’homme qui pense et qui sent se trouve si souvent seul.


XXI

Voyage de Battambâng à Bangkok, à travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury.

Après avoir séjourné trois semaines dans les murs d’Ongkor-Wat pour en exécuter les dessins et les plans principaux, nous revînmes à Battambâng.

Là, je me mis en quête des moyens de transport nécessaires pour me ramener à Bangkok ; mais sous différents motifs ou prétextes, malgré l’aide du vice-roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng avant de pouvoir m’éloigner de cette ville. Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont été pris sauvages, mais élevés en domesticité, et sont assez robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en cette saison.

Cette fois je ramène une ménagerie complète ; mais de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant après l’avoir légèrement blessé, est le plus amusant.

Caverne près de Petchabury. — Dessin de E. Bocourt d’après une photographie.

Tant que je l’avais gardé dans ma chambre et qu’il s’amusait avec la foule d’enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait été d’une grande douceur ; mais pour la route, ayant été placé à l’attache derrière une des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu, il s’habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et aussi tranquille qu’auparavant.

Le fusil sur l’épaule, moi et mon jeune Chinois Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages, tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant à Pinhalu, il avait manifesté le désir de retourner à Bangkok par le même chemin que nous avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de retour en lui souhaitant bonne chance.

À peine avions-nous parcouru un mille que notre voiturier nous demanda la permission de nous arrêter pour souper, afin qu’après ce repas important nous pussions repartir et voyager une partie de la nuit. J’y consentis pour ne pas heurter l’habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu’ils se mettent en route pour un long voyage, ont toujours une halte près de leur village afin d’avoir le plaisir de retourner au logis verser une dernière larme et boire une dernière goutte.

Les bœufs n’étaient pas encore dételés que toute la famille de nos voituriers était accourue, chacun parlant à la fois et me priant de bien soigner ses parents, de les protéger contre les voleurs, et de leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le mal de tête. Ils prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l’arrosant de quelques verres d’arack que je leur donnai, puis nous nous remîmes définitivement en route par un magnifique clair de lune, mais en piétinant dans un profond lit de poussière qui s’élevait en épais nuages autour de nos bœufs et de nos chariots.

Nous campâmes une partie de la nuit près d’une mare et d’un poste de douaniers, pauvres malheureux qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu’ils sont de garde, d’arrêter les voleurs de buffles et d’éléphants qui viennent continuellement du lac et des