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des pluviers, des canards. Les chasseurs qui se sont réunis derrière nous, dans une des barques, font des feux de file accompagnés de hourras ! La chasse doit être bonne. Pendant que les mariniers se jettent à l’eau pour rapporter le gibier, la barque, abandonnée, s’en va à la dérive et donne de la proue dans un banc de sable. Laissons-les se dégager, et profitons du vent frais qui enfle notre voile et nous entraîne avec rapidité.

Voici que notre petit esquif vogue à l’abri d’une haute muraille de fer ; dans l’intérieur, un bruit de pistons, des jets de vapeur qui s’échappent avec un sifflement, la fumée qui forme un nuage noir au-dessus d’une large cheminée, indiquent le travail d’une machine européenne : c’est une drague employée à creuser le lit du canal, dont elle forme en même temps les berges. La terre enlevée par le chapelet de seaux en fer qui tournent sur le flanc de la drague est versée dans un couloir de bois et glisse sur le talus, où elle s’accumule et se durcit au soleil. Mais ces appareils, qui sont échelonnés en certain nombre dans le lac Menzaleh, sont insuffisants ; d’autres dragues, d’une plus grande puissance, sont en ce moment construites dans les usines de France.

Continuons notre navigation. Plus nous avançons, plus le spectacle devient intéressant et instructif. Ici l’on a fait un essai : on a creusé le canal à la largeur de cinquante-six mètres. Nous avons donc dès ce moment un aperçu de l’aspect qu’il offrira lorsque les travaux seront terminés. M. Stephenson a dit un jour à la Chambre des communes, en Angleterre, que le canal de Suez serait un fossé : fossé très-vaste, en effet, puisqu’il sera semblable à un bosphore. Cette étendue d’eau est vraiment imposante ; il suffit de la voir pour comprendre combien sont puériles les objections qu’on oppose au développement prévu de la navigation maritime à travers l’isthme.

Un coup de fusil retentit à nos oreilles ; il a été tiré par nos chasseurs, qui sont parvenus à dégager leur barque. Tous les regards se tournent vers le petit nuage blanc qu’a produit l’explosion de la poudre. Un oiseau à large envergure s’élève en tournoyant ; son plumage est sombre, ses ailes sont puissantes. Il ne paraît pas fort effrayé et revient, après quelques circuits, se poser sur le bord de l’eau. C’est un aigle de belle espèce, gibier coriace qui ne vaut pas les grains de plomb.

Nous passons devant un campement de la Compagnie, Ras-el-Eiche, où résident depuis plusieurs années des agents sur un îlot de boue, donnant un exemple de ce courage et de cette constance dont les preuves se multiplient parmi ces excellents ouvriers et employés. On les appelle, en Égypte, « les zouaves de la Compagnie. » Ils ont mérité ce nom par leur énergie, leur ardeur, et parce qu’ils ont toujours soutenu la réputation de bravoure, d’entrain et d’intelligence qu’on accorde, en Orient comme partout, à la nation française.

Le lac Menzaleh, dont les eaux sont très-hautes à cette époque de l’année, a rompu les berges du canal en plusieurs endroits au-dessus de Raz-el-Eiche. Des escouades d’ouvriers indigènes ont été appelées pour réparer les dégâts et consolider les digues en y versant de la terre qu’on maintient avec des palissades en bois. De grands chalands ont amené ces contingents, ainsi que les matériaux et outils nécessaires. Un de ces chalands est placé en travers et nous barre complétement le passage : vainement notre reïs et son aide font des signaux et poussent des cris pour obtenir qu’on range le long du rivage cette pesante embarcation ; l’équipage n’accorde pas plus d’attention à notre coquille de noix qu’un ours au bourdonnement d’un hanneton. Il faut donc tourner autour de l’obstacle, doubler le cap, comme on dit en marine. Nos deux Arabes tentent cette manœuvre, mais à contre-cœur, et leur répugnance est bientôt justifiée. Le canot touche le fond ; il s’arrête. La perche est insuffisante pour le tirer de son lit de vase. Un de nos hommes se jette à l’eau et pousse l’embarcation avec son épaule. Cette œuvre de sauvetage doit lui coûter les plus grands efforts, si l’on en juge par ses gémissements et la contraction de ses traits.

Pure comédie, à laquelle il faut bien se garder de prêter la moindre attention, car on serait dupe de sa compassion : d’abord parce que les fellahs, en général, ne travaillent qu’en chantant, et que ces gémissements peuvent n’être qu’une musique de leur façon ; ensuite parce que ces grands efforts sont simulés en vue du « pourboire » ou bakshis qu’on ne manquera pas de demander à la fin du voyage.

Nous touchons à Port-Saïd, après une navigation de huit heures à partir de Kantara. Le panier qui contenait notre déjeuner est vide ; notre toilette, après quatre jours de traversée dans le désert, est fort négligée. Nous avons grande hâte de trouver un gîte, de l’eau et du savon. À peine débarqués, nous sommes rejoints par les chasseurs ; ils parlent avec admiration de l’innombrable quantité de flamants qu’ils ont aperçus, mais qu’ils n’ont pas pu rejoindre. Ces animaux défiants sont habituellement rangés en ligne, le long du rivage, dans un endroit favorable à la pêche. De loin, leur plumage blanc, porté sur de longues jambes presque à hauteur d’homme, leur donne de la ressemblance avec les soldats autrichiens dans un parfait alignement. L’approche d’un canot les éveille à cinq cents mètres ; ils partent en étendant tous ensemble leurs ailes doublées de rose. Leur vol est si nombreux qu’ils cachent l’orbe du soleil, devant lequel ils semblent développer un rideau de soie d’un rose vif.

Voici donc la mer ! Je l’ai quittée avec joie, je la revois avec plaisir. J’aime ce bruit continuel des lames, qui déferlent les unes sur les autres avec d’autant plus de hauteur et de force, que le vent souffle au large avec plus de violence. La rade de Port-Saïd abonde en poissons : on y voit surtout quantité de cette espèce qu’on appelle vulgairement des dauphins ; ils montrent à la surface leur dos squameux, qui, dans la longue traînée des rayons solaires, ressemble aux brassards et aux cuissards dorés des chevaliers du moyen âge. C’est particulièrement sur la jetée qu’on peut suivre des yeux leurs évolutions. Cette jetée, qui a déjà reçu vingt-cinq mille mètres cubes d’enrochement, sera prochainement l’objet d’un travail très-actif. Le but est de la porter en trois