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namites de la suite du P. Guilloux se chargèrent de mes boîtes d’insectes qui n’auraient pu supporter sans se briser les cahots de la route.

Les pluies avaient cessé depuis trois semaines, et je fus agréablement surpris en retrouvant la nature, dans les endroits que nous traversions plus riante qu’au mois d’août ; les sentiers étaient secs ; et je n’avais plus à braver des mares fangeuses et des nuits de pluie.

Arrivés à une des stations où nous devions passer la nuit, nos domestiques allumaient du feu pour cuire le riz et éloigner les animaux sauvages, quand nous vîmes nos bœufs, notre chien et notre singe témoigner également une sorte d’anxiété et donner les signes du plus grand effroi ; presque aussitôt nos oreilles furent frappées d’un rugissement semblable à celui du lion. Notre premier mouvement fut de sauter sur nos armes, toujours chargées et d’attendre. Plusieurs rugissements semblables se faisant entendre à une distance très-rapprochée augmentèrent l’effroi de nos animaux, et ne laissèrent pas que de nous faire éprouver à nous-mêmes une certaine émotion. Je propose d’aller au-devant de l’ennemi, proposition aussitôt acceptée, et nous nous engageons dans l’intérieur de la forêt du côté d’où nous venait le bruit, tous armés de fusils et de piques. Nous tombons sur les traces que les animaux, perturbateurs de notre repos, venaient de laisser sur leur passage, et dans une petite éclaircie de la forêt, au bord d’un marécage, reste des pluies, neuf éléphants, conduits par un vieux mâle d’une taille monstrueuse, s’offrent à nos regards, la tête tournée de notre côté.

À notre vue, le chef de la troupe poussa un rugissement plus formidable encore que les autres, et tous s’avancèrent gravement au-devant de nous. Nous nous tenions baissés et en partie cachés par des arbres et des herbes, mais ces arbres à huile étaient tous trop gros pour qu’il fût possible d’y grimper. J’armai mon fusil et me préparais à viser la tempe du mâle conducteur de la bande, seul endroit vulnérable, quand l’Annamite qui était à côté de moi, et qui est un ancien chasseur, releva mon arme, me suppliant de ne point tirer, « car, dit-il, si vous blessez ou tuez un de ces animaux, nous sommes perdus ; et si même nous réussissions personnellement à nous échapper, nos bœufs, nos voitures et leur contenu, tout sera réduit en pièces par les autres éléphants devenus furieux. S’ils n’étaient que deux ou trois, ajouta-t-il, j’aurais déjà moi-même descendu le premier, et peut-être parviendrions-nous à tuer les autres, mais en présence de neuf, dont cinq de la plus grande espèce, il est plus prudent de les éloigner. » Au même moment le P. Guilloux, qui ne se fiait pas à la vitesse de ses jambes, déchargeait son arme en l’air pour effrayer l’ennemi. Le moyen réussit parfaitement ; les neuf colosses s’arrêtèrent étonnés sur la même ligne, firent brusquement demi-tour à droite et s’enfoncèrent dans la forêt.

Arrivés à Pemptiélan, nous descendîmes chez le mandarin dont l’autorité s’étend sur toute cette partie du Cambodge, et contre l’usage du pays il nous offrit l’hospitalité sous son propre toit. À peine installés, il vint nous visiter et me demanda le meilleur de mes fusils. Voyant que je ne pouvais m’en séparer, il me demanda quelque autre chose, nous donnant à comprendre que nous aurions dû débuter par des cadeaux. Je lui fis présent d’un habillement européen complet, d’une poudrière, d’un couteau de chasse, de poudre et de quelques autres petits objets ; alors pour se montrer reconnaissant, il me donna une trompe de cornac en ivoire, nous offrit deux éléphants pour continuer notre route et expédia nos gens avec une excellente lettre pour les chefs de son district.

Nous reprîmes notre route le lendemain, l’abbé sur un éléphant, lisant tranquillement son bréviaire, et moi sur un autre, jouissant de la beauté des paysages de ce district. C’est ainsi que nous traversâmes les belles plaines occupées par les pauvres Thiâmes lors de mon premier passage ; mais, au lieu de riches moissons, je fus étonné de n’y plus trouver que de grandes herbes ; leurs villages étaient abandonnés, les maisons et les clôtures tombaient en ruine. Voici ce qui était arrivé : Le mandarin de Pemptiélan, exécutant ou dépassant les ordres de son maître le roi du Cambodge, tenait ces malheureux dans un esclavage et sous une oppression tels qu’ils tentèrent de soulever leur joug. Privés de leurs instruments de pêche et de culture, sans argent, sans vivres, ils étaient abandonnés à une misère si affreuse que beaucoup d’entre eux moururent de faim.

Ces malheureux, au nombre de plusieurs milliers et sous la conduite d’un de leurs chefs dont la tête était mise à prix, et qui était revenu secrètement de l’Annam, se levèrent en masse. Ceux des environs de Penom-Penh remontèrent jusqu’à Udong pour protéger la fuite de leurs compatriotes établis sur ce point, puis une fois réunis, ils descendirent le fleuve et passèrent en Cochinchine. Le roi donna des ordres pour arrêter la marche des Thiâmes, mais toute la population cambodgienne, mandarins en tête, s’était enfuie dans les bois à la seule nouvelle du soulèvement.

Outre l’intérêt que les malheurs de ce pauvre peuple inspirent, leur conduite, quand tout fuyait devant eux, et que Udong, Pinhalu et Penom-Penh étaient sans un seul défenseur, fut des plus nobles.

« Nous n’en voulons pas au peuple, disaient-ils sur leur passage ; qu’on nous laisse partir et nous respecterons les propriétés ; mais nous massacrerons quiconque cherchera à s’opposer à notre fuite. » Et de fait, ils ne touchèrent pas même à une seule des larges embarcations qui étaient amarrées sans gardiens près des marchés, et ils s’abandonnèrent au fleuve dans leurs étroites et misérables pirogues.

En passant devant l’île de Ko-Sutin, nous nous y arrêtâmes pour voir le P. Cordier. Ce pauvre missionnaire était dans le plus triste état ; sa maladie s’était aggravée, et ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait se traîner de son lit à sa chaise. Cependant il était là, sans secours, n’ayant que du riz et du poisson sec pour toute nourriture. Deux enfants d’une dizaine d’années étaient seuls pour le soigner et le servir. Nous le priâmes de venir à Pinhalu avec nous, mais il refusa à cause de son état de faiblesse.